Accueil > Critiques > (...) > 1999 : Guerre du Kosovo

Un débat d’Acrimed de mai 2000

Kosovo, un an après (2)

avec Dominique Vidal ("Le Monde diplomatique") et Jacques-Marie Bourget ("Paris-Match").
par Dominique Vidal,

Dominique Vidal, journaliste au mensuel Le Monde diplomatique, est coauteur avec Serge Halimi d’un dossier sur la guerre du Kosovo, dans le numéro de mars 2000 [1], et du livre L’opinion, ça se travaille (Les médias, l’OTAN et la guerre du Kosovo) chez Agone.

Plutôt qu’une introduction qui prétendrait synthétiser l’ensemble du bilan qu’on a pu faire ici et là, y compris au Monde diplomatique, de cette affaire du Kosovo, j’ai préféré centrer ce propos sur quelques réflexions parmi beaucoup d’autres.
Précisons d’abord qu’il s’agit, quoi qu’on pense du fond, d’une des plus grandes manipulations de l’histoire de l’après-guerre. Chaque jour vient le confirmer. Encore aujourd’hui, Le Figaro reprend un dossier de Newsweek montrant que tous les chiffres donnés par l’OTAN sur les destructions de l’armée serbe ont été bidonné, à un point, de un pour dix ou un pour vingt. Donc en fait, le bilan militaire de l’opération est proche de rien. C’est 17 ou 18 chars détruits. Quand on est attentif, comme on essaie de l’être au Monde diplomatique, il n’y a plus aucun doute sur le fait qu’on est confronté à une des plus grandes manipulations médiatiques de l’histoire de l’après-guerre.

 Première réflexion : le caractère répétitif, par rapport aux crises antérieures, de l’attitude des médias avant, pendant et après la guerre du Kosovo. Ça me fait penser, moi qui suis plutôt un spécialiste du Proche-Orient, à une chanson, très célèbre, israélienne, très bien vendue du temps de l’Intifada, qui disait, en hébreu : " Ils tirent et ils pleurent ". C’étaient bien sûr les soldats israéliens qui tiraient et qui ensuite pleuraient.
Quand on reprend Timisoara, la guerre du Golfe, le Kosovo, on a l’impression que les médias tirent, et puis que certains ensuite pleurent. Ce qui ne les empêche pas ensuite de recommencer à tirer, et de recommencer à pleurer, et encore et encore.

La spécificité de la guerre du Kosovo est double. Elle est d’abord dans l’auto-célébration à chaud des progrès réalisés par rapport aux bavures antérieures, alors même qu’on était en train d’en commettre de nouvelles. Je ne sais pas si vous vous souvenez de cet espèce de ch|ur, décrit dans Le Monde diplomatique, à peu près tout le monde disant : " Ah qu’est-ce qu’on est bon, cette fois-ci on ne fait pas de connerie, on est sérieux, etc. ". C’était nouveau par rapport à la guerre du Golfe ou à la Révolution roumaine. Deuxième spécificité : la grande difficulté, après coup, à engager un débat auto-critique sur la couverture de la guerre. On pourrait imaginer un colloque de travail à la rentrée avec le maximum possible de professionnels et de spécialistes, sur cette question, de manière aussi respectueuse des points de vue des uns et des autres que possible, mais en essayant de travailler sur les médias. Mais ça s’est fait au moment de la Guerre du Golfe, je me souviens avoir participé à deux colloques au moins. mais ça s’est passé six mois après, pour la guerre du Golfe. Là, nous sommes bientôt un an après la guerre du Kosovo. Je ne sais pas si ça serait si simple de mettre sur pied un colloque de ce type.

 Deuxième réflexion : le rôle des images sur fond de culpabilité. Je crois que c’est important de lier les deux notions. A vrai dire, quand on se reporte au début du printemps 99, on voit que l’Otan était plutôt en difficulté, l’attitude de l’opinion, sur une éventuelle intervention au Kosovo, étant diverse d’un pays à l’autre, mais, majoritairement réticente, y compris en France. Et parmi les éléments qui ont emporté la conviction des gens, un temps du moins, qui ont fait pencher la balance, il y a eu ces images des réfugiés, qui sont arrivés par flots aux frontières du Kosovo, mais aussi par flots sur nos écrans de télévision. Je pense que ces images-là ont été décisives, et que c’est important d’y réfléchir. Dans le cas de l’Irak, en 1990-1991, c’est au contraire l’absence d’images qui accréditait la menace que faisait peser le régime irakien. Là, dans l’affaire du Kosovo, en 1999, c’est la surabondance d’images qui entraîne la conviction des gens. D’autant, et c’est ce lien qui me paraît important, que le flot des victimes présumées de l’épuration ethnique serbe rappelait, pour la fraction la plus informée de l’opinion - mais on sait qu’elle est plus large qu’on ne pense -, les victimes de la précédente épuration ethnique en ex-Yougoslavie, celles de la guerre de Bosnie. Je pense, en bref, que le sentiment de culpabilité collective qu’a laissé l’impuissance occidentale à l’époque, et dont Srebrenitza constitue le symbole, a travaillé en profondeur les consciences en faveur de l’intervention au Kosovo.

 Troisième réflexion, qui dépasse évidemment cette guerre. C’est la place respective des facteurs idéologiques et des facteurs professionnels dans la désinformation. Il est inutile de dire que je ne crois pas personnellement à l’idée d’un chef d’orchestre clandestin menant les campagnes idéologiques de sa baguette. Le chef d’orchestre est public : c’est l’Otan, symbolisé par M. Jamie Shea. Et si les musiciens se laissent guider, c’est qu’ils sont préparés, à la fois pour des raisons idéologiques, mais aussi pour des raisons professionnelles. Personnellement, je suis convaincu par ma propre expérience journalistique, mais aussi par le fait que j’ai passé plusieurs années à la direction du Centre de formation et de perfectionnement des journalistes (CFPJ), que le mode de sélection des journalistes, leur formation, le type de contrats qui leur sont imposés, les conditions concrètes de travail dans les rédactions - ou en marge des rédactions pour les pigistes, dont vous savez qu’ils sont une proportion croissante de la profession -, l’absence de temps pour la formation permanente et pour la spécialisation, le recul, pour des tas de raisons, de la lecture, la lecture de revues et la lecture de livres, tout cela me semble absolument fondamental, aussi fondamental que les efforts de manipulation idéologique menés par un tel ou un tel.

Je ne veux mettre personne en cause. Mais si vous étudiez attentivement le comportement des grands médias dans l’affaire du Kosovo, vous allez voir que les clivages purement politiques recoupent aussi, entre autres, des clivages entre de bons spécialistes, à qui l’on ne fait pas croire n’importe quoi, et donc qu’en général on n’envoie pas sur place, et des généralistes qui sont envoyés sur place justement parce qu’ils ne connaissent pas grand chose et qu’on peut donc les manipuler. Surtout s’agissant du Kosovo, dont je suis sûr que, même si l’on faisait ici un tour de table, que pas grand-monde ne connaissait l’existence il y a dix ou quinze ans. On est vraiment dans le " micro " des Balkans qui eux-mêmes sont quand même une région très particulière, qui ne compte pas beaucoup de spécialistes, pour des raisons traditionnelles en France. Autrement dit, je le dis en pesant mes mots, l’analphabétisme est le meilleur allié du bourrage de crâne.

 Quatrième réflexion. Elle porte sur l’évolution des médias depuis la guerre. Pendant celle-ci, à de rares exceptions près - je pense au Figaro, à l’Humanité, pas toujours d’ailleurs, à Marianne, parfois à l’éditorial du Nouvel Observateur- l’aveuglement a été grosso modo total. Au sens où la justification, la légitimité, l’utilité, la nécessité de l’intervention n’était pas mise en cause. Grosso modo, à cette période, les médias français ont davantage répété et illustré le discours de l’Otan que cherché à enquêter sérieusement, par exemple sur les raisons de l’échec de Rambouillet, qui est un grand mystère pour les médias. Jusqu’au moment où Le Monde diplomatique publie un texte sur Internet. Ce texte est repris par plusieurs journaux. Et là, on s’aperçoit qu’il y avait quand même un problème dans Rambouillet. Mais enfin, je ne veux pas revenir dans le détail de chaque point.

Pas d’enquête non plus sur la nature des affrontements au Kosovo même. Pas d’enquête sur les conséquences des bombardements de l’Otan en Serbie et au Kosovo, etc. Il suffit d’ailleurs de surfer sur Internet pour trouver de quoi, en mai et juin 99, mettre en doute la propagande de Jamie Shea. Mais, personne ne va chercher ce qui se trouve tout simplement sur Internet. Ça n’a pas suffit. Il a fallu en fait, si l’on reprend l’histoire, les débuts de contre-épuration ethnique dont ont été victimes les Serbes et les Tziganes du Kosovo, pour qu’apparaisse, en juillet, les premiers doutes dans un certain nombre de médias, confirmés ensuite, à la rentrée, par les rapports successifs du Haut Commissariat aux Réfugiés des Nations-Unies, de l’OSCE, de la Commission des droits de l’homme de l’ONU. Les observateurs attentifs auront d’ailleurs noté le curieux slalom du Monde, qui a tenté par deux fois de revenir sur ce qu’il avait dû concéder sous la pression des rapports des organisations internationales. J’incite les amateurs à relire l’éditorial anonyme, à l’époque bien sûr, puisqu’il s’agit de la page des éditoriaux anonymes du Monde, sur la contre-épuration ethnique dont sont victimes les Serbes et les Tziganes, où Le Monde, après avoir donné les informations, remet en cause le principe même du fait de parler de ces violences, qui sont des violences graves, parce que ça sert à nier ce qui s’est passé auparavant. Le Monde fera le même parcours de slalom à propos du rapport de l’OSCE, dont il publiera un résumé, honnête, immédiatement après la publication en décembre, y compris la fameuse phrase qui déclare que c’est après les bombardements de l’Otan que l’épuration ethnique s’est généralisée au Kosovo. Puis, ensuite, il fera deux grandes pages sur ce rapport de l’OSCE, avec un mois de retard, où cette phrase, curieusement, sera complètement absente.L’objectif, en fait, est plus ou moins atteint. Il s’agit d’évoquer à la fois le bilan pitoyable de l’opération un an après, et les erreurs commises dans la couverture de la guerre. Mais, sans procéder à une auto-critique dévastatrice. Le summum, encore une fois, mais c’est tellement évident, c’est Le Monde. Il a publié un supplément le jour de l’anniversaire des bombardements de l’Otan, dans lequel on trouvait plusieurs choses très intéressantes, des points de vue de personnalités, y compris Jamie Shea, Mme Allbright, des personnalités hostiles à laa guerre, y compris un certai nombre de reportages, mais aucun article de la rédaction du Monde, permettant quand même de porter jugement sur le travail fait par les équipes du Monde à ce moment-là.

On aura aussi un élément assez étonnant, au moment le plus fort de la guerre du Kosovo, au mois de mai. Le Monde a annoncé sur sa première page la révélation du plan dit du Fer à cheval, élaboré par l’état-major de l’armée sous la direction de Milosevic, pour expulser l’ensemble des Kosovars albanais en une période brève. Il se trouve que, au mois de janvier 2000, un des principaux généraux de l’Otan, un général allemand, le général Heinzlokei, a publié un livre qui a fait beaucoup de bruit en Allemagne, expliquant que ce soi-disant plan Fer à cheval, largement exploité par les dirigeants allemands, qui étaient encore plus en difficulté que d’autres dirigeants occidentaux dans cette affaire, était un faux pur et simple, un document forgé par les services secrets bulgares, remis aux services secrets allemands. Et d’ailleurs, depuis, même le ministre des Affaires étrangères, Joshka Fischer, a reconnu qu’il y avait plus que des doutes sur l’origine de ce document. Le Monde a effectivement publié un démenti, mais il l’a fait avec plus de dix jours de retard, et surtout, il l’a fait sans indiquer que lui, Le Monde, avait publié, et à la Une, l’information sur les révélations de ce plan et avait utilisé à plusieurs reprises, comme la plupart des médias français, ce plan comme une preuve des intentions perverses du régime de Milosevic. Intentions perverses il y a certainement, mais le plan, lui, ne correspond à rien.

 Cinquième réflexion. Elle concerne des différences notables entre le traitement de l’affaire du Kosovo par la presse en France et dans d’autres pays occidentaux. Certes, encore une fois, pendant la guerre elle-même, à l’exception des médias grecs, qui étaient massivement hostiles à l’intervention, l’approche critique est restée marginale dans la plupart des médias européens. Mais, dès la fin de l’intervention, dès la fin de la guerre, cette approche critique va se tailler ailleurs une place sans commune mesure avec celle qu’elle aura chez nous, qu’il s’agisse de revenir sur les événements du printemps, de montrer l’UCK à l’|uvre, et notamment la contre-épuration ethnique, mais aussi tout ce qui a été fait par l’UCK dans le domaine de la violence et de la criminalité pour imposer son pouvoir au Kosovo, mais aussi analyser les conséquences régionales et internationales du conflit, on a pu trouver sur toutes ces questions, beaucoup, beaucoup d’informations sérieuses et d’analyses dans The Wall Street Journal, The Gardian, Der Spiegel, Die Zeit, El Pais, La Republica, etc., qui, le cas échéant, ont même donné la parole à des équipes de journalistes, pigistes qui, sur le terrain, avaient fait des enquêtes convaincantes, ou à leurs propres journalistes.Je dois le dire personnellement avec regrets, à de rares exceptions près, comme par exemple le travail qu’a fait Elisabeth Levy, nous n’avons pas eu, dans nos médias, à nous, beaucoup d’enquêtes sur le terrain, signées de journalistes français. La vérité, si elle jaillit complètement, ne sera pas écrite de main française, en tous cas, pas pour l’instant.

Sixième et dernière réflexion. Elle porte sur un argument, le dernier en date, utilisé dans le débat sur le Kosovo, et qui consiste à taxer les critiques, les journalistes qui n’ont pas accepté l’intervention, ceux qui exigent aujourd’hui une appréciation plus mesurée, plus sérieuse, de " révisionnistes ". C’est tout le sens de l’article publié dans Le Monde par Alain Brossat, Muhamedin Kullashi et Jean-Yves Potel, le 3 mai dernier. Article qui venait d’ailleurs après une interview de Pierre Hassner dans Les Inrockuptibles, le ’8 avril, un peu sur le même thème, et avant l’article de Véronique Naoume-Grappe, dans Libération de ce matin.
Première chose : c’est assez curieux, l’effet miroir, qui veut qu’avant la guerre, pour persuader l’opinion de la nécessité de l’intervention, on ait accusé ceux qui étaient hostiles d’être des Munichois, et après la guerre, on accuse aujourd’hui ceux qui veulent un bilan sérieux de cette guerre, d’être des négationnistes ou des révisionnistes. En l’occurrence, si le négationisme consiste à nier des faits avérés, alors les trois auteurs de l’article du Monde sont absolument experts en matière de négation des faits.
En une grande page du Monde - légèrement amputée de publicité, mais c’est la règle au Monde -, ils ne parviennent pas à évoquer des chiffres désormais publics, qui réduisent le génocide des Kosovars albanais aux proportions d’un massacre - qui n’en est pas acceptable pour autant, bien sûr. Selon le Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie, le nombre de cadavres exhumés jusqu’ici, avant l’hiver, a été de 2 108 et, on le sait moins - c’est un deuxième chiffre très important - le nombre de Kosovars albanais déclarés disparus par leurs familles, auprès de la MINUK comme du HCR, est de 4 266. Ces deux chiffres, qui ne constituent pas une Bible, ni une Torah, ni un Coran, ces deux chiffres, qui ont été ici et là maintenant repris, constituent pour autant la limite maximale possible, si on les additionne, des victimes de ce qui s’est passé au Kosovo, au printemps dernier. Donc ce sont des chiffres sérieux qui méritent qu’on les discute, de source sérieuse et confirmée. Pas un mot dans l’article de nos amis. De même, en une page du Monde, ils réussissent à ne pas dire un mot, pas un mot, des 25 000 Serbes et Tziganes du Kosovo contraints à l’exil, ni des méthodes autoritaires et mafieuses utilisées par l’UCK pour imposer sa loi dans la province, ni du maintien au pouvoir de Slobodan Milosevic, qu’on prétendait écarter par cette opération, ni de la déstabilisation généralisée de la région.

J’ajoute un mot de plus. L’accusation de vouloir dissimuler la politique d’apartheid menée depuis dix ans au Kosovo par le régime de Belgrade, est particulièrement malhonnête, sachant que Le Monde diplomatique a été, depuis 1980 jusqu’à 1999 sans interruption, un des seuls organes de presse à dénoncer ce forfait, tout au long des annés quatre-vingt, je le répète. Et, je dois dire que Muhamedin Kullashi et plusieurs des dirigeants du Comité Kosovo le savent d’autant mieux qu’ils ont signé un certain nombre de ces articles dans Le Monde diplomatique. En fait, ce qui est frappant quand on lit Brossat, Kullashi et Potel, c’est qu’ils auraient pu rédiger cet article il y a un an, tant ils font l’impasse à la fois sur les événements intervenus depuis, et notamment depuis la libération du Kosovo, et aussi sur ce qu’on a appris depuis la guerre, de la guerre. S’ils l’ont écrit maintenant, c’est donc à mon avis parce qu’ils s’inquiètent des effets dévastateurs de la réalité sur leur thèse. A mon sens, le recours au terrorisme intellectuel - enfin, utiliser des termes comme révisionnisme ou négationnisme à propos d’un débat qui porte sur le Kosovo, ça mérite bien la qualification de terrorisme intellectuel - pour tenter d’endiguer une approche critique des événements du Kosovo, cela traduit me semble-t-il, une position profondément défensive et, personnellement, je m’en réjouis.

 
Acrimed est une association qui tient à son indépendance. Nous ne recourons ni à la publicité ni aux subventions. Vous pouvez nous soutenir en faisant un don ou en adhérant à l’association.

Notes

[1Lire un extrait. Note d’Acrimed, 2002.

A la une

Nathalie Saint-Cricq dans Libération : une « pointure » et beaucoup de cirage

« Nathalie Saint-Cricq vote », et Libération vote Saint-Cricq.