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Jean Boissonnat vient de nous quitter : hommage unanime de l’éditocratie à l’un des siens

par Denis Souchon,

« Un éditorialiste lumineux » selon Ouest-France (26 septembre 2016), « une figure du journalisme économique » pour Les Échos (25 septembre 2016), « un éclaireur, un précurseur, un passeur » explique-t-on sur France Info (26 septembre 2016)… Lors de l’annonce de la disparition de Jean Boissonnat à l’âge de 87 ans le 25 septembre 2016, nous avons assisté à un concert de louanges donné en l’honneur du « premier pédagogue de l’économie » (Challenges, 25 septembre 2016), concert dont l’unanimisme n’a pas suffisamment mis en évidence son travail d’accumulation de positions de pouvoir éditorial et économico-politique ainsi que son rôle central de prescripteur de la pensée dominante. Mais heureusement, Acrimed veille sur la mémoire de l’auteur de Dieu et l’Europe [1].

Un journaliste reconnu (par l’éditocratie)

Si les noms des journalistes économiques Jean-Marc Sylvestre, Jean-Marc Vittori, François Lenglet, Nicolas Doze, Dominique Seux... sont (peut-être) familiers à certains lecteurs de cet article, celui de Jean Boissonnat l’est probablement moins. Cela s’explique par le fait que depuis 1996 – année de création d’Acrimed (et de la diffusion d’Internet à grande échelle) – cet ancien contributeur de la revue Esprit s’était progressivement désengagé de ses activités journalistiques.

Cette situation rend d’autant plus remarquable le fait que dès l’annonce de sa mort il fut évident, pour qui observait les réactions médiatiques, que l’éditocratie venait de perdre l’un des siens.

Et pour faciliter la compréhension de ces manifestations de chagrin médiatiques [2] sur lesquelles nous allons revenir, voici d’abord quelques jalons de l’activité journalistique du disparu :

– 1954-1967 : directeur du service économique de La Croix (quotidien du groupe Bayard presse)
– 1967 : co-fondateur de L’Expansion
– 1967-1986 : rédacteur en chef de L’Expansion [3]
– 1974-1987 : éditorialiste sur Europe 1
– 1981 : le 5 mai, en compagnie de Michèle Cotta, il anime le débat Giscard d’Estaing/Mitterrand de l’entre-deux tours de l’élection présidentielle
– 1985 : co-fondateur de L’Entreprise
– 1986-1994 : directeur de la rédaction de L’Expansion
– 1987-1992 : directeur de la rédaction de La Tribune de l’Expansion
– 1988-1994 : directeur général des rédactions du groupe Expansion
– 1992-1994 : éditorialiste sur Europe 1
– éditorialiste à différentes périodes pour La Croix, Le Parisien, Le Progrès, Ouest-France, L’Est Républicain, Le Midi Libre, LCI

Une quarantaine d’années d’omniprésence médiatique avec des fonctions dirigeantes ne pouvait que susciter l’affection d’une grande partie de l’éditocratie ainsi qu’en témoignent ces quelques exemples de réactions :

– Dans Le Monde, Michel Noblecourt compile les témoignages d’admiration : « François Hollande lui a rendu hommage en notant qu’"il aura contribué à la diffusion de la pensée économique et à la faire comprendre au plus grand nombre".[…] "C’était un maître en journalisme", souligne Michel Cuperly […]"C’était un extraordinaire vulgarisateur de l’économie", observe François de Witt, qui a travaillé dix-huit ans avec lui à L’Expansion. [...]"Ce que je retiens de lui, c’est sa posture morale, dit Jean-Louis Servan-Schreiber. C’était une conscience." [...] »

– Dans La Croix, Vincent de Féligonde encense « l’un des analystes économiques les plus écoutés et consultés du pays durant les années 1960 à 2000 […] [un] ardent promoteur de l’économie sociale de marché […], la capacité d’analyse d’un très grand journaliste. »

– Dans Le Parisien, Benoît Daragon fait dans la sobriété : « Jean Boissonnat restera à tout jamais dans l’histoire de la télévision pour avoir animé avec Michèle Cotta le débat de l’entre-deux-tours de l’élection présidentielle de 1981 entre Valéry Giscard d’Estaing et François Mitterrand. Ce journaliste économique très respecté est mort hier à Paris. […] Jean Boissonnat a écrit de nombreux ouvrages de référence. »

– Dans Challenges, Vincent Beaufils est ému : « qu’il me soit permis ici de rendre hommage celui qui m’a appris mon métier. […] Pour des centaines de milliers de lecteurs de l’Expansion, et des millions d’auditeurs d’Europe 1, Jean Boissonnat est devenu le premier pédagogue de l’économie. Que ce soit dans la conduite de son magazine, ou dans ses petits billets à la radio, il excellait à faire passer des messages simples, sans cuistrerie, ni parti pris. Sans surprise, il était devenu la référence du monde de l’économie, tout comme son magazine […], il était inclassable [...], il était bienveillant. »

– Sur France Inter, Dominique Seux devient lyrique : « il a été pendant des années une des grandes voix du journalisme économique en France, en créant et dirigeant le magazine L’Expansion, puis La Tribune de l’Expansion, et en tenant longtemps une chronique chez nos confrères d’Europe 1 dans les années 1980 et 1990 […] il a été longtemps une référence pour les milieux économiques, voire parfois politiques. […] Son nom est associé à la pédagogie et la clarté […], il a apporté de la crédibilité au journalisme économique [...], écœuré par l’aventurisme par exemple de 1981. […] Il a inspiré, chacun avec son approche bien sûr, toute une génération de journalistes économiques, qu’on va citer – pour la première fois – Érik Izraelewicz, Jacques Barraux, Vincent Beaufils, Henri Gibier, François Lenglet, Jean-Marc Vittori, Emmanuel Lechypre. Et votre serviteur. C’est à cause de lui – ou grâce à lui – que je suis entré en journalisme économique. »

– Sur France Info, Vincent Giret laisse parler son cœur : « ce grand journaliste humaniste, très européen, qui fut à la fois un précurseur, un éclaireur et un passeur, au point que Boissonnat a eu partie liée avec l’histoire de France de cette deuxième moitié du XXe siècle. […] Boissonnat qui a beaucoup regardé la presse américaine, a inventé un journalisme économique qui n’existait pas alors en France […]. Plusieurs générations de journalistes économiques ont été formées à l’école Boissonnat. »

– Dans Ouest-France, François Régis Hutin brosse un portrait sensible du disparu : « Jean Boissonnat était un chrétien, un journaliste, un pédagogue. C’est un ami que nous perdons aujourd’hui ! Mais le bon ouvrier qu’il était a accompli sa tâche, une grande tâche qui fut celle en particulier d’éveiller nombre de Français aux connaissances économiques. […] Son humanisme, sa volonté sans faille d’atteindre les plus nobles objectifs, ne se démentit jamais. […] Oui, Jean Boissonnat manquera parmi les éditorialistes français, dont il fut l’un des plus lumineux, ne se laissant jamais enliser dans les commentaires de politique politicienne. Il dominait la scène en regardant l’avenir et en allant toujours à l’essentiel. Nous lui disons adieu avec peine mais dans l’espérance qu’il faisait rayonner autour de lui. »


Un homme de pouvoirs trop méconnu...

Les réactions recensées tendent à présenter Jean Boissonnat comme un individu « sans […] parti pris », « inclassable », ayant une « volonté sans faille d’atteindre les plus nobles objectifs ». Et même si la plupart mentionnent une partie de ses multiples positions occupées à différents moments dans le champ du pouvoir, elles ne le font que de manière factuelle, ce qui a pour effet de voiler l’accumulation de ces positions. « Le bon ouvrier » Jean Boissonnat a su, en utilisant et en faisant fructifier les capitaux acquis au cours de ses activités journalistiques, investir (dans) les différents espaces (médiatique, administratif, économique, politique) du pouvoir.

– 1960 : maître de conférences à l’IEP de Paris
– 1966-1971 : professeur à l’IEP de Paris
– 1966-1968 : président de l’Association des journalistes économiques et financiers
– 1980-1985 : membre du conseil d’administration du groupe Bayard presse
– 1980-1999 : membre de la Commission des comptes de la nation au ministère des Finances
– 1981-1994 : membre du conseil d’administration de Ouest-France
– 1982 : participe à la Commission nationale de la planification
– 1985-1994 : membre du conseil de surveillance du groupe Bayard presse
– 1991-1994 : membre du comité de direction du groupe Expansion
– 1994 : membre de la commission sur « les défis économiques et sociaux de l’an 2000 » présidée par le futur « plagiaire servile » Alain Minc, l’un des tenanciers de la Fondation Saint-Simon [4], dont l’un des membres s’appelait Jean Boissonnat
– 1994-1997 : membre du Conseil de la politique monétaire de la Banque de France
– 1994-1995 : préside une commission du Plan qui publie en 1995 un rapport « Le travail dans vingt ans »
– 1995-2001 : président des Semaines sociales de France
– 1998-2016 : Cogérant du groupe Société d’investissements et de participation – Ouest-France
– 2000 : président du jury du concours d’entrée à l’ENA

Du haut de son magistère, Jean Boissonnat a ainsi représenté pendant environ 30 ans (circa 1967-1997) un modèle pour bon nombre d’aspirants éditocrates qui aujourd’hui lui rendent hommage, et cela alors que les transformations du champ du pouvoir ne permettent plus (ou presque plus…) ce type de carrière [5], notamment en raison de la « rationalisation » de la division du travail de domination symbolique que met en évidence la montée en puissance au cours des deux dernières décennies de la figure, présentée comme incontestable, de l’« économiste-qui-fait-science » (Patrick Artus, Christian de Boissieu, Pierre Cahuc, Daniel Cohen, Jean-Hervé Lorenzi, Olivier Pastré, Jean Tirole…).


… aux prises de positions très orthodoxes

« Son nom est associé à la pédagogie », nous dit Dominique Seux sur France Inter en oubliant de préciser que la « pédagogie » de Jean Boissonnat consiste en une très orientée « pédagogie de la soumission » aux intérêts et croyances des dominants et des possédants. Florilège :

L’Expansion, 3 septembre 1992 : « Au-delà des considérations techniques, la création d’une monnaie unique en Europe a une signification plus profonde. C’est la naissance d’un langage commun. »

– Dans Le Monde du 27 octobre 1997, Jean Boissonnat co-signe une tribune visionnaire avec, entre autres, Michel Albert, membre du Conseil de politique monétaire ; Jacques Attali, conseiller d’État ; Claude Bébéar, président d’AXA-UAP ; Christian de Boissieu, universitaire, économiste ; Jérôme Clément, président de la Cinquième ; Pascal Lamy, directeur général du Crédit lyonnais : « L’Euro, une chance pour la France, une chance pour l’Europe » ; « L’euro sera l’un des piliers d’une cohésion nouvelle. C’est un acte de confiance dans l’avenir, un facteur d’espérance et d’optimisme, qui permettra à l’Europe de mieux affirmer sa destinée et d’entrer de plain-pied dans un XXIe siècle fondé sur la paix et la liberté. »

– Dans Le Monde du jeudi 4 mars 1999, Jean Boissonnat publie un article titré prophétiquement : « La fin du chômage en 2010 » ; « Si nous ne commettons pas de trop graves erreurs de pilotage et s’il n’y a pas de crise mondiale, le chômage ne sera plus, dans dix ans, le premier souci des Français, comme il l’est depuis vingt ans. Cette prédiction ne relève d’aucune magie. Elle n’implique aucune découverte miraculeuse ni la présence à la tête de l’État d’aucun homme providentiel. Elle se fonde sur l’observation de faits et sur l’évolution des comportements. […] Désormais, on connaît les bonnes recettes : abaissement du coût du travail le moins qualifié, recours au temps partiel choisi – la seule façon de créer réellement des emplois par une réduction de la durée du travail –, stimulation à la formation, développement de l’esprit d’entreprise dans les services. [...] la nécessaire mobilité du travail […] ».

– Dans Ouest-France du 2 décembre 2003 : « Le présent traité constitutionnel a pour vocation d’évoluer ; c’est même une des raisons pour lesquelles il n’est pas nécessaire de le faire ratifier par référendum. Dans des domaines aussi complexes, la représentation parlementaire est le moyen le plus démocratique (c’est-à-dire le plus conscient et le plus efficace) d’associer les peuples à la construction de leur destin. »

– Dans Ouest-France du 25 mai 2005 : « Si la France a de graves soucis persistants en matière d’emploi, elle doit d’abord s’en prendre à elle-même ; pas à l’Europe, ni à un "libéralisme" fantasmatique. »

Outre ses interventions dans les médias sous couvert de journalisme et/ou d’expertise, Jean Boissonnat a publié plus d’une dizaine de livres dont les noms et le pedigree de certains de ses co-auteurs sont autant de garanties d’orthodoxie capitaliste.

– En 1988, avec Michel Albert : Crise Krach Boom, au Seuil. Michel Albert, ami de Jean Boissonnat, fut l’un des participants de « Vive la crise », une émission diffusée le 22 février 1984 sur Antenne 2, « une émission surprenante par sa violence idéologique. Son objectif est de faire comprendre que les services publics, les protections sociales et l’État redistributeur des richesses, c’est ter-mi-né ! » [6].

– En 1998, avec Michel Bon (et Michel Foucher) : L’Immigration : Défis et richesses, aux éditions Bayard. En octobre 2002, PLPL rappelait que, « directeur général de l’ANPE, [Michel] Bon déclara, en octobre 1994, au cours d’un colloque sur l’exclusion, qu’il existait "des personnes avec lesquelles on a du mal à se sentir de plain-pied, les étrangers, et plus la couleur est foncée, plus on a du mal à se sentir de plain-pied". Précisant son propos humaniste, ce "fervent catholique" (Stratégies, 30.11.01) avait fustigé "les gens qui ont des problèmes personnels un peu lourds, parce que toutes les sociétés en ont : notre lot de débiles légers, notre lot de neurasthéniques et d’acariâtres, d’alcooliques, etc." »

– En 2002, avec ses amis Michel Albert et Michel Camdessus : Notre foi en ce siècle, aux éditions Arléa. Michel Camdessus fut successivement directeur du Trésor, gouverneur de la Banque de France et directeur général du FMI (de 1987 à 2000 pour ce dernier poste), et succéda en 2000 à Jean Boissonnat à la présidence des Semaines sociales de France, une association centenaire de la mouvance du « christianisme social ».


***


Tout cela valait bien une légion d’honneur, que Jean Boissonnat reçut en 2005 des mains du président de la République en exercice Jacques Chirac.

Mais pour terminer, laissons le mot de la fin à cet europhile invétéré : « Ce n’est pas un hasard si la construction européenne doit plus aux raisonnements des élites qu’aux impulsions des peuples, écrivait-il dans l’Expansion en 1992, elle est le fruit d’une longue méditation sur l’Histoire. C’est un produit culturel. Non un élan irréfléchi, un hoquet des masses, arraché dans un mouvement de foule ou une improvisation d’éloquence. »


Denis Souchon

 
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Notes

[1Desclée de Brouwer, 2005.

[2Dont nous ne mettons pas la sincérité en question, « les morts étant tous des chics types », comme aurait pu le dire l’un des Pères de l’Église.

[3Pour mémoire, « ce nouveau magazine vise […] le public des cadres. Il est le premier titre spécialisé qui cherche à attirer de façon systématique une catégorie dont les effectifs connaissent alors une croissance rapide. » (Julien Duval, Critique de la raison journalistique, Seuil, 2004, p. 63).

[4Au sujet de laquelle nous écrivions : « Un think-tank qui a accompli de 1982 à 1999 "un travail idéologique de dissimulation du travail politique [qui visait] à créer les conditions de réalisation d’un projet conservateur, présenté notamment dans et par les médias dominants comme inéluctable". Avec comme objectif avoué de faire se rencontrer et s’entendre élites économiques, politiques, administratives, intellectuelles et médiatiques, cette officine joua un rôle central dans la conversion de la gauche de gouvernement au libéralisme. »

[5Dont le point d’orgue fut atteint en 1994, année au cours de laquelle Jean Boissonnat fut directeur de la rédaction de L’Expansion, directeur de la rédaction de La Tribune de l’Expansion, directeur général des rédactions du groupe Expansion, éditorialiste sur Europe 1, membre de la Commission des comptes de la nation au ministère des Finances, membre du conseil d’administration de Ouest-France, membre du conseil de surveillance du groupe Bayard presse, membre du comité de direction du groupe Expansion, membre de la commission sur « les défis économiques et sociaux de l’an 2000 », membre du Conseil de la politique monétaire de la Banque de France, président d’une commission du Plan, président du comité de sélection des projets d’émissions télévisées pour la chaîne de l’emploi et de la formation, membre de la Fondation Saint-Simon… Ouf !

[6Monique Pinçon-Charlot et Michel Pinçon, L’Humanité, 18 avril 2013.

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