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Internet, les transformations de l’espace médiatique et de l’information

par Patrick Champagne,

Acrimed a pris beaucoup de retard dans l’observation critique d’Internet. Cette contribution partielle (qui reprend et précise un premier débat interne tenu en novembre 2007 à Paris) n’a pas pour but d’analyser l’ensemble de la nouvelle configuration économique et technologique dans laquelle s’inscrit Internet. Elle ne concerne, pour l’essentiel, que la question de l’information et n’a pas d’autre ambition que de proposer quelques repères, partagés par les adhérents de notre association et quelques jalons pour une observation ultérieure.

Comment aborder les changements en cours ?

La nouvelle technologie de la communication que constitue Internet ne permet pas simplement de mieux communiquer : elle transforme profondément l’économie générale de la communication qui s’était instaurée précédemment, avec la diffusion massive des médias audiovisuels (radio et télévision) à partir des années 1960 en France, qui, eux-mêmes, avaient restructurés l’économie de la communication qui s’était mise en place, à la fin du 19ème siècle, autour de la presse écrite quotidienne à grand tirage, qui elle-même avait chahuté un espace journalistique caractérisé par une presse politique à faible tirage, coûteuse, disponible par abonnement et essentiellement achetée par les classes dominantes.

Internet n’est pas seulement un instrument de communication qui serait un peu plus efficace et rapide que les anciens mais qui, sur le fond, ne changerait rien ni à la production des informations et des offres de toute nature ni à leur réception et à leurs usages. Il n’en est rien. Si l’on prend l’exemple du commerce en ligne, certains disaient au tout début de cette nouvelle forme de commerce, que ce n’était que du commerce classique par correspondance paré des habits de la modernité mais que cela ne changeait rien. Or, on a vu que le commerce sur le net présentait une spécificité et une efficacité qui ont modifié profondément la relation commerciale et explique sa forte progression (sites comparatifs, catalogues en ligne, élargissement de l’offre mais aussi des clients possibles, sites de ventes aux enchères, etc.). Des changements comparables sont à l’œuvre dans le secteur des médias.

Les moyens de communication exercent des effets sur ce qui est communiqué. Ainsi, comme l’ont montré les anthropologues, l’écriture a modifié le mode de pensée : la communication orale est un flux continu lié aux situations (on parle toujours ici et maintenant) alors que l’écriture permet d’autonomiser le message, d’étudier le langage en lui-même et pour lui-même, de poser des syllogismes, de stocker de l’information, etc. De même, avec l’imprimerie qui permet la production en grande quantité d’ouvrages (par opposition aux rares manuscrits précieusement gardés et péniblement recopiés par les clercs), les intellectuels peuvent se constituer leurs bibliothèques et se consacrer plus totalement au travail intellectuel au lieu de perdre leur temps en déplacements pour aller là où sont précieusement conservés les rares manuscrits ; ils ont à disposition toute la culture de leur temps et tendent à engager un rapport moins sacré aux textes, etc. Les imprimeurs inventent, de leur côté, les index, les catalogues, les versions corrigées, etc. et recherchent de nouveaux auteurs, ce qui suscite des vocations parmi les lecteurs qui se disent « pourquoi pas moi ? ».

Si ces exemples rapidement évoqués montrent les ruptures qui peuvent résulter de l’apparition de nouvelles techniques de diffusion, il reste qu’il existe aussi à chaque fois, un refus de voir les changements en cours. Cette attitude récurrente est notamment le fait des acteurs dominants, liés à l’état ancien des choses, qui ne veulent pas croire à la fin de leurs positions et de leurs privilèges. C’est pourquoi les journalistes « à l’ancienne » (les éditorialistes, les journalistes âgés notamment) tendent à parler d’internet sans trop savoir ce qu’on y fait et ce qu’on peut y trouver (un peu comme ces politiques qui stigmatisent la « télévision abrutissante » mais ne la regardent jamais) et affirment, à partir d’un exemple particulier qu’on y trouve « n’importe quoi », que c’est un support où ne circulent que des rumeurs non vérifiées, comme si ce n’était pas également le cas de la presse écrite... Comme le papier imprimé, internet n’est pourtant qu’un support sur lequel on peut y inscrire tout et son contraire, de la pornographie comme de la philosophie, des œuvres pour un large public comme des textes pour un public confidentiel, Le Monde comme France Soir. Un processus de différenciation est déjà à l’œuvre qui a été également observé lors des précédentes révolutions des techniques de communication : les sites sont répertoriés, classés, évalués hiérarchisés, notés afin que chacun, scientifiques, politiques, lecteur qui veut s’instruire, se distraire, rechercher un partenaire, etc. puissent trouver, dans cet immense réseau, les sites qui leur conviennent. D’où le rôle central qui est joué par les moteurs de recherche.

Les acteurs dominants d’un état donné de l’économie de la communication ont tendance à rejeter une nouveauté qui bouscule les rapports de force dans lesquels ils occupent des positions fortes. C’est pourquoi ils ont le plus souvent une vision très étroite du nouveau média qu’ils sont tentés d’ignorer, voire de rejeter purement et simplement ou alors ne les appréhendent qu’à travers leur logique. Il suffit, par exemple, de se souvenir qu’internet a été un temps considéré par certains responsables éditoriaux, lorsque ce nouveau moyen de communication a commencé à se diffuser, comme une technologie permettant seulement de proposer une version en ligne (en fichier PDF), à moindre coût et à domicile, des journaux par ailleurs vendus en kiosque. Ces inerties ne sont pas nouvelles : au XVème siècle, les premiers livres imprimés ont singé les manuscrits qui furent pendant longtemps considérés comme les seuls « vrais » livres ; la presse populaire à grand tirage fut, elle aussi, considérée avec mépris par la presse politique avant de s’imposer avec ses reportages, ses interviews, ses photographies, ses feuilletons ; et, plus récemment, on sait que la télévision n’a attiré les vocations de journalistes qu’à partir des années 1970, lorsque la diffusion massive qu’elle permet (à la fin des années 1970, on peut dire que la télévision est présente dans tous les foyers) et le pouvoir spécifique de l’image ont progressivement pesé sur la fabrication de l’information, y compris de la presse écrite.

Cette attitude compréhensible fait couple avec une autre erreur, symétrique et inverse qui consiste, à l’inverse, à prophétiser, lors de chaque innovation technologique, une « mutation radicale », du « jamais vu », des possibilités, non seulement nouvelles, mais « inouïes ». Or tout n’est pas radicalement révolutionnaire dans une révolution technologique. Contre ces discours exaltés tenus surtout par les nouveaux adeptes, on peut faire valoir non seulement l’existence de débats similaires par le passé (par exemple avec le développement de la presse écrite à grand tirage à la fin du 19ème siècle qui menaçait la presse politique) mais aussi l’invention d’usages faussement nouveaux et révolutionnaires des nouvelles technologies (par exemple les forums de discussion d’internet qui s’épuisent très vite et sont souvent le fait de quelques dizaines d’internautes omniprésents).

Or il n’est pas possible de déduire a priori d’une technologie nouvelle ses utilisations sociales. On sait que les usages initiaux envisagés lors de l’invention du téléphone avait été de retransmettre les pièces de théâtre ou d’opéra à distance (« théâtrophone »), que le minitel a été un succès en raison de l’explosion imprévue des sites de rencontres (« minitel rose »), que le téléphone portable considéré initialement comme un instrument professionnel est devenu un objet banal qui est possédé par les particuliers (et même les enfants), etc. A chaque fois, on peut vérifier qu’un nouveau média ne livre pas d’emblée toutes ses potentialités à la fois techniques et sociales. Les nouveaux usages sont souvent inventés, non pas par les acteurs dominants (trop attachés à l’ancien régime) mais par des individualités, souvent marginales, qui bricolent dans leur coin comme c’est le cas tout particulièrement d’internet, et inventent des usages sociaux qui se diffusent lorsqu’ils sont en phase avec l’état de la société et de ses besoins (c’est le cas par exemple de facebook qui crée et entretient des réseaux sociaux, des sites de rencontres qui sont comme appelés par une civilisation de plus en plus urbaine et individualiste, etc.). Les acteurs dominants prennent en quelque sorte le train en marche et essaient de conquérir, avec les moyens financiers dont ils disposent, le nouveau média (notamment en rachetant les sites qui marchent).

Quelques repères sur la question de l’information

Il est possible, en se limitant au seul domaine de l’information, de dresser un premier bilan, encore très provisoire, de la véritable révolution que la technologie d’internet est en train d’accomplir dans l’économie générale de la communication.

Trois remarques préalables sont nécessaires pour cadrer et délimiter nos observations.

- D’abord, Internet ne remplace pas la presse écrite et audiovisuelle, mais, en s’ajoutant à elle, exerce des effets de restructuration du champ de production de l’information. On peut d’autant moins évacuer les médias préexistants que non seulement ceux-ci ouvrent des sites sur le net mais que la publicité pour certains sites passe par la presse écrite ou audiovisuelle existantes.

- Ensuite, la puissance de ce moyen de communication dépend du nombre de ceux qui y ont accès. La télévision est devenue puissante progressivement, à mesure que les récepteurs équipaient les ménages. Il en va de même avec Internet . On estime, en 2008, à 60% le nombre de gens qui, professionnellement ou en privé peuvent se connecter à internet.

- Enfin, il convient de ne pas l’oublier, les usages d’Internet sont très divers. Socialement différenciés, ils obéissent aux lois générales de la diffusion culturelle. Ces usages dépendent de facteurs culturels et sociaux qui invitent à ne pas surévaluer les usages liés à la production-consommation d’informations. A l’encontre d’enthousiasmes démocratiques qui virent rapidement à la pure et simple idéologie (internet pour tous qui réglerait tous les problèmes), il faut rappeler que les moyens matériels, le temps disponible et les dispositions sociales sont diversement et inégalement distribuées et que la technologie, de surcroît, tend à creuser l’écart entre les plus aptes à s’en servir et ceux qui maîtrisent mal l’instrument. La « fracture numérique » – c’est-à-dire l’écart croissant entre les milieux sociaux sous ce rapport – n’est pas résorbée par la progression du taux d’équipement. Il reste que les usages qui s’inventent en permanence, même s’ils ne sont pas le fait de tous les internautes, préfigurent des changements de plus vaste ampleur que l’on peut essayer de pointer.

Une production-diffusion de l’information profondément modifiée

Internet présente des possibilités techniques nouvelles et spécifiques. En premier lieu, le coût de la communication sur internet est faible et, de plus, constamment décroissant, ce qui rend matériellement accessible au plus grand nombre la possibilité de créer et/ou de consommer en ligne une publication (site ou blog). Une publication en ligne sur internet ne coûte que le temps et la compétence de ceux qui la font alors qu’une publication papier a un coût de fabrication (papier et imprimerie) et un coût de diffusion (entre 30 et 40% du prix de la publication) suffisamment importants pour impliquer une mise de fonds initiale non négligeable qui suffit à décourager la plupart des projets éditoriaux. La diffusion sur Internet se distingue, de surcroît, de la diffusion aléatoire des supports sur papier, qui dépend du bon vouloir des diffuseurs et de la politique des distributeurs ou alors de l’efficacité d’un réseau de bénévoles ou de militants qui parvient à alimenter régulièrement quelques librairies spécialisées ou proposent leurs publications à toutes occasions (conférences débats, manifestations, etc.).

Cette facilité à communiquer se traduit par l’explosion des emails (les médiateurs constatent que le nombre d’emails qu’ils reçoivent s’accroissent fortement et que le courrier écrit par la poste tend à disparaître) et par la multiplication des sites dont la mise en réseau grâce aux liens et aux hypertextes permet d’aller très rapidement d’un site à un autre ou de se connecter à une base de données qui s’accroît de façon exponentielle sur Internet. On peut trouver aujourd’hui sur tous les sujets, de manière quasi instantanée, des informations sur tout. Internet est devenu une mémoire et une archive sans équivalant qui, de plus, est accessible très rapidement grâce aux moteurs de recherche. Ce média permet tous les formats (écrits, sons, vidéo) ce qui, pour la critique des médias, en fait un instrument utile au niveau de la mise en ligne mais aussi de la recollection des textes et des émissions de radio ou de télévision (archivage provisoire et gratuitement accessible des émissions, postcast), l’un des problèmes majeurs de la critique des médias étant de pouvoir arrêter le flux continu de l’information pour en faire l’analyse. Avec « internet 2.0 » qui permet l’interactivité, la circulation des messages tend à s’intensifier et à permettre des réactions en feed-back, affaiblissant la coupure émetteur/récepteur.

La réception et la consommation d’informations changent elles aussi. Internet donne lieu à de la consommation « à la carte » parmi les nombreux sites. Chacun se construit son parcours sur le net en fonction de ses intérêts et de ses demandes (par opposition aux journaux écrits qui chaque jour disent ce qui est l’information du jour. Par ailleurs, il est possible de consulter plusieurs sites de journaux et se faire sa propre revue de presse, comparer les informations de différents journaux, ce qui peux atténuer à terme la captation des lecteurs par un seul journal. La page internet est structurée différemment de la page imprimée, la hiérarchisation de l’information des journaux écrits avec le « 5 colonnes à la une » n’existant pas ou peu au profit d’une masse de titres sur lesquels l’internaute peut cliquer pour lire l’article de son choix.

Le rôle et les pratiques du journalisme se transforment. Internet bouscule les logiques de production. Des sites autonomes alimentés par des bénévoles, souvent très compétents dans leur domaine, créent de véritables médias qui concurrencent la presse écrite et audiovisuelle : celle-ci ne peut les ignorer. Les journalistes professionnels, par conséquent, tendent à perdre leur monopole de diffusion, c’est-à-dire le privilège de décider de ce qui doit être publié et mis en débat dans l’espace public. Mais ils perdent aussi leur pouvoir de censure, souvent beaucoup plus efficace que la censure qui s’exerce sur eux. En effet, les médias peuvent faire savoir qu’on les a censurés (ce qui revient à faire de la publicité sur ce qui a été censuré, ce dont ils ne se privent pas) alors que la censure qu’ils exercent (notamment en ce qui concerne les rectificatifs et les droits de réponse) est invisible. Désormais, il est possible de faire savoir sur le net ce que les journaux ont censuré (ou, à tort ou à raison, refusé de publier).

Le caractère instantané et libre de la mise en ligne accélère la production de l’information qui tend à se faire aujourd’hui quasiment en direct. Cette accélération n’est pas sans conséquences, quand on sait les effets que l’information sur un événement peut avoir sur l’événement lui-même et ses suites dès lors que celle-ci porte non pas sur un événement passé sur lequel il n’est plus possible d’agir mais sur ce qui est en train de se passer (par exemple une vidéo mise en ligne sur une intervention de police qui contredit la version policière immédiatement ; les vidéos sur les manifestations en Birmanie qui font connaître à la communauté internationale la répression en cours, etc.).

Un journal en ligne n’est pas la version papier en PDF car le caractère immatériel du journal appelle une permanente mise à jour, une réactivité constante. Les journalistes sont constamment devant leur écran à traiter les informations, à consulter les sites, etc. Le circuit de production n’est plus celui de la presse écrite (univers centralisé autour du rédacteur en chef qui décide de ce qui doit être publié, sous quelle forme, avec quel titre et à quelle place) : c’est un univers décentralisé, avec un espace sans limite (à la différence de la presse papier), chaque journaliste fonctionnant de manière autonome (parce qu’il faut faire vite et qu’on ne peut attendre une conférence de rédaction). Certains journalistes ont même créé leur blog qui tend à devenir un véritable petit journal ayant les avantages du net : immédiateté, liberté dans le choix des sujets, liberté de ton.

Cela dit, plusieurs problèmes se posent d’ores et déjà :

- Dans le vaste univers que constitue Internet, une place croissante revient aux fournisseurs d’accès, mais surtout aux moteurs de recherche. Le fonctionnement de Google pour l’instant, parce que c’est son intérêt, ne biaise pas trop les référencements. Mais les menaces que la publicité fait peser sur le système ne sont pas négligeables (on a signalé, ce qui reste anecdotique pour l’instant, que « madeleine » renvoie d’abord vers un fabricant de gâteaux et non à l’œuvre de Proust mais pourquoi faudrait-il qu’un moteur de recherche à vocation universelle satisfasse en priorité les lecteurs de Proust ?). Si des sites comme celui d’Acrimed, par exemple, arrivent en première page sur nombre de sujets (ce qui correspond à son contenu et au nombre de connexions au site), rien ne dit que cela sera durable compte tenu des pressions croissantes de la publicité et des capitaux en jeu.

- Les tentatives visant à constituer des « médias globaux » (dont Internet serait l’un des principaux vecteurs) adossés à des médias traditionnels (TF1, par exemple) risquent de s’avérer très puissantes : Internet n’est pas un espace libéré. Certes, face au renforcement avec des moyens importants, des sites de médias classiques et aux tentatives de constituer des « médias globaux », se multiplient les sites d’information (comme Agoravox, Rue 89, Bakchich, Médiapart, etc.). Dans cette compétition, rien n’assure que les seconds seront les vainqueurs. Rien n’assure que les projets participatifs et interactifs, quelle que soit la sincérité – parfois douteuse - de leurs auteurs, ne seront pas minés (quand ils ne le sont pas déjà) et progressivement absorbés par des logiques commerciales et des contraintes de rentabilité : voués, par conséquent, à disparaître ou à se recycler.

- La multiplication des supports non seulement n’est pas une garantie de la qualité des informations, mais elle transforme et aggrave les problèmes de leur vérification. Pourtant, affirmer, comme on l’entend encore souvent, que sur Internet la « rumeur » et la désinformation seraient omniprésentes, c’est non seulement invoquer un âge d’or des autres médias qui n’a jamais existé, mais défendre une reconversion du journalisme professionnel qui est loin d’avoir toujours fait ses preuves, au moment même où son quasi-monopole de production de l’information est ébranlé.

Raisons de plus pour informer sur l’information (son contenu et les conditions de sa production) : sur Internet comme ailleurs, conformément aux objectifs de notre association.

Patrick Champagne

 
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