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Indépendance de la presse : le spectre de la critique radicale sur France Culture

par Philippe Monti,

Le 2 octobre 2004, Le Premier pouvoir avait ouvert ses micros à des invités de marque pour bavarder sur l’indépendance de la presse (Lire « De “grands” journalistes papotent sur France Culture »). Le 9 octobre, c’est un « grand » intellectuel que reçoivent Elisabeth Lévy et Gilles Casanova : Régis Debray, « médiologue » venu expliquer pourquoi il ne souhaite plus affronter la « cléricature médiatique ». Avec Jean-François Kahn dans le rôle de faire-valoir.

Si, d’une semaine à l’autre, le ton change, il demeure cependant au moins deux constantes : la dénégation d’une éventuelle interférence de l’économique (avec, cette fois, quelques contradictions remarquables) ; la stigmatisation de la critique « radicale » des médias (développée avec pugnacité par Gilles Casanova et Elisabeth Lévy en fin d’émission).

Un spectre hante l’émission : le spectre de la critique radicale. Aux légendes du spectre de la critique radicale, faut-il vraiment opposer sa vérité ? Pas sûr... Quelques remarques cependant.

A la question « Peut-on critiquer les médias ? » Elisabeth Lévy en substitue d’emblée une autre, légèrement différente : « Reste à savoir si cette critique [la critique des médias] peut-être audible, surtout quand elle ne vient pas des journalistes ? » Au terme de l’émission, on aura compris que la réponse est négative [1].

Mais il y a deux cas de figure : Régis Debray ne peut se faire entendre car il est trop savant et trop pertinent. La critique qui « se dit radicale » (dixit Gilles Casanova qui s’abstiendra cependant de révéler à qui il pense) ne le peut pas davantage. Mais, elle, c’est parce qu’elle est par nature sectaire et « violente » (dixit Elisabeth Lévy qui ne perçoit manifestement aucun indice de violence ou de sectarisme dans cette condamnation qui tombe sur un accusé dont l’identité ne sera jamais connue de l’auditeur, et avant même que le procès ait été instruit) !

Tout cela sera enrobé dans des assauts répétés de mutuelle déférence : Régis Debray nous dira qu’il souhaite convaincre Jean-François Kahn qu’il ferait un « excellent candidat aux élections présidentielles » ; Elisabeth Lévy cite, avec le respect scrupuleux qui sied au disciple impressionné par son maître, des passages entiers de la sainte littérature produite par Régis Debray. Ce dernier, manifestement gêné, finira par lâcher : « On ne va pas faire une petite société d’admiration mutuelle...  ».

Mais venons-en au « fond » du « débat ».


Emprise du clergé médiatique et/ou emprise de l’économie ?

Peu après son « ex-communication » médiatique lors de la guerre du Kosovo [2], Régis Debray publie L’Emprise - un essai descendu en flammes par la cohorte des éditorialistes dans des conditions tellement significatives qu’elles méritaient d’être analysées par l’un d’entre nous (lire : « Les maîtres-tanceurs, entre le sceptre et le goupillon »). Dans cet essai, Régis Debray défend la thèse de la constitution d’un clergé et d’une cléricature médiatiques. Si la description est suggestive, l’explication est très discutable. Et c’est pour en discuter que nous avions invité l’auteur, en novembre 2000, pour un Jeudi d’Acrimed intitulé : « Journalisme et cléricature ».

C’est cette analyse que Régis Debray commence par exposer dans l’émission d’Elisabeth Lévy. Mais sa présence et ses propos sont rapidement mis au service, non d’une critique de ladite « cléricature », mais d’une critique... de la critique des médias.

Comme la semaine précédente, la question sans cesse refoulée - mais qui fait sans cesse retour - est celle de l’indépendance de la presse. Très vite, Régis Debray écarte l’hypothèse d’un pouvoir de l’actionnaire sur le contenu du média : « C’est vrai que l’instance économique pèse de plus en plus lourd. Je ne crois pas qu’elle soit déterminante - au contraire de certains analystes. » L’essentiel tiendrait donc, selon lui, dans l’émergence du « clergé médiatique » (dont il va abondamment expliciter le mode de fonctionnement).

Régis Debray reçoit le renfort de Jean-François Kahn : « C’est ça le problème ! C’est pas le problème de l’infrastructure économique, du rôle du capital... ». Ce disant, Jean-François Kahn recycle à l’antenne, le contenu de son intervention dans la revue Médias (n°2), où l’on peut lire cette remarque pleine de finesse : « Je ne partage pas du tout la rhétorique “halimiesque” ou “bourdieusienne” néo-marxiste sur le capital qui impose sa loi. Je ne dis pas que demain Dassault n’imposera pas sa ligne au Figaro, mais pour l’instant ce n’est pas ça. C’est en toute liberté que les journalistes expriment des opinions auxquelles ils croient sincèrement » (page 32).

A croire que, pour être « présentable » sur France Culture, la critique des médias doit d’abord clamer son hostilité à l’idée que le poids de la publicité, de l’appropriation privée et des concentrations commerciales pose un problème décisif !

Pourtant, à diverses reprises, Régis Debray, embarqué sans le savoir dans un procès qui n’est pas forcément le sien, va contredire son affirmation initiale (affirmation dont ses interlocuteurs ne retiendront que la brutalité). Mais, qu’il s’agisse d’une contradiction flagrante ou d’une contradiction apparente, nous n’aurons droit à aucune explication. Citations :

- « Un journal est une entreprise, ça veut dire qu’elle doit gagner de l’argent, elle doit dégager des marges de profit ; ce qui est une contrainte considérable. »

- « A la limite, on peut dire que l’économique gouverne au médiatique qui gouverne au politique. » [Un tel raccourci - pourtant suggestif à défaut d’être rigoureux - aurait valu à d’autres des protestations véhémentes et des condamnations définitives.]

- « Chacun sait qu’il y avait beaucoup plus de diversité dans l’ORTF des années 60 - diversité des programmes et de ton - qu’il n’y en a aujourd’hui dans cette presse prétendument libérée et qui a remplacé la dépendance envers le gouvernement par la dépendance envers les annonceurs. Autrement dit, de l’Etat ou du fric, quel est le moindre mal ?  » [Une telle alternative - qui suggère que la peste n’est pas guérie par le choléra - aurait valu à d’autres une leçon de libéralisme.]

Le spectre d’une certaine radicalité plane encore. Le moment est donc venu de le terrasser.


Haro sur la critique « radicale » des médias !


Gilles Casanova entreprend alors de régler son compte à cette mauvaise critique :
« La critique qui se dit radicale voit dans les structures économiques, dans la structure capitalistique des journaux, la clé de la compréhension de ce qu’ils disent et des buts qu’ils poursuivent. » Bon... Mais apparemment ce que Gilles Casanova ne sait pas, c’est que personne n’a prétendu que cette clé ouvrait toutes les portes et qu’il était inutile de savoir s’en servir. Il tient en effet un argument qui fait frémir tous les détenteurs de clés : « Si on regarde cette comparaison France/Etats-Unis, on s’aperçoit que ce n’est pas la structure capitalistique qui nous dit pourquoi dans un endroit on est capable d’organiser un débat sur pourquoi nous nous sommes trompés sur les armes de destruction massive et pourquoi ce n’est pas dans la presse française qu’on a un débat ou une capacité de retour sur soi-même pour dire qu’on se serait un moment trompé même si on peut imaginer que dans les vingt dernières années, ce soit arrivé. ».

Même en relisant trois fois ce que l’auditeur n’a entendu qu’une fois, on reste confondu : il faudrait comprendre que la même structure « capitalistique » produisant ou ne produisant pas un « débat » sur le traitement de la guerre en Irak par les médias (selon qu’on se trouve d’un côté ou de l’autre de l’Atlantique) [3], l’hypothèse même d’une influence décisive de l’économique sur le champ journalistique doit être balayée.

La caricature est le plus court chemin pour tenter d’invalider la critique qu’on nomme avec horreur « radicale », mais seulement parce que c’est une voie de garage. Il suffira de donner au spectre l’un de ses noms possibles et de citer, par exemple, Pierre Bourdieu (comme Debray évoquait Althusser ou Gramsci, bien qu’en déplorant leurs limites [4]) : « Par exemple, on ne peut pas expliquer ce qui se fait à TF1 par le seul fait que cette chaîne est possédée par Bouygues. Il est évident qu’une explication qui ne prendrait pas en compte ce fait serait insuffisante mais celle qui ne prendrait en compte que cela ne serait pas moins insuffisante. » [5]. Bourdieu ne fait ici que rappeler que son analyse du journalisme, parce qu’elle recourt à la notion de champ, rejette la réduction mécanique à la seule détermination économique.

Régis Debray (que l’on sent un peu encombré par la brutalité confuse de la démolition) : « Oui. Ces critiques de type économiste me semblent intéressantes. Elles ne me semblent pas décisives. Si vous voulez, je ne crois pas que ce soit la structure du capital qui détermine le consensus médiatique. Chacun sait - ou je crois savoir - que les rédactions sont et veulent - et peuvent être - indépendantes de l’actionnaire ou des actionnaires. [...] En tous cas, ce qui est clair, c’est qu’on ne peut pas faire jouer l’infrastructure mécaniquement sur la superstructure, pour parler comme on ne parle plus. » « Mécaniquement », certes non. Mais pour se débarrasser du « matérialisme court associé à la tradition marxiste » que critiquait Pierre Bourdieu, est-il indispensable de tenir pour acquise l’indépendance des rédactions à l’égard des forces et des enjeux propres à l’espace économique ? Et que gagnerait-on à passer d’un matérialisme court à un symbolisme borgne ?

Est-ce parce qu’elle pressent qu’il s’agit d’un faux débat un peu désuet ? Est-ce parce qu’elle considère que la cause est entendue, même s’il n’y a pas de cause ? Elisabeth Lévy sollicite à nouveau Régis Debray (augmentant ainsi son embarras) pour tracer une démarcation encore plus nette : « Mais est-ce que ce courant qui s’est, finalement, autoproclamé radical et dont vous êtes proche de certaines personnalités [l’allusion exige un décodeur spécial que nous n’avons pas à notre disposition, les auditeurs encore moins] n’oppose pas une foi à une autre, un dogme à un autre, et finalement une violence à une autre ? » [6]

Réponse de Régis Debray : « Oh ! Ecoutez ! De toutes façons, c’est une violence ultra-minoritaire. Je dirais que la résistance est toujours bonne mais, évidemment, un certain degré de radicalité condamne à un certain sectarisme ou une certaine inefficacité. Et puis, tout radical rencontre un plus radical que lui qui va le juger moins radical ; et donc voilà... Je ne rentre pas dans ce terme de radicalité parce qu’il me semble à la limite faire le jeu de l’officialité puisque, comme chacun sait, la nouvelle officialité est faite de radicalité. » Ouf ! Ce discours convenu et sentencieux permet à Régis Debray de se sortir d’embarras et laisse Elisabeth Lévy à la satisfaction d’avoir réglé son compte à la critique qui fait de la critique !

Tout est bien, et l’émission peut s’achever sereinement avec la promotion de Medium, la future revue patronnée par Régis Debray. Pendant une heure, Régis Debray fut prié de dire pourquoi il se ferait désormais silencieux sur la question des médias. Mais pourquoi Elisabeth Lévy l’a-t-elle invité ? Pour célébrer à plusieurs reprises le lancement de sa nouvelle revue ? Pour l’inclure dans le cercle de ses amis, au sein d’une fraction du « clergé médiatique » ? C’est ce que laisse penser cette conclusion : « Je constate, cher Régis Debray que vous n’êtes pas très post-moderne... Je voudrais vous citer, en conclusion, ce que vous dites à votre jeune interlocuteur [...] : "à 20 ans une âme bien née est faite pour faire la guerre civile, à 60 tout homme un peu censé est une guerre civile... et, immobile sur sa chaise du matin jusqu’au soir, court d’un côté de la barricade à l’autre.” [...] J’espère que votre guerre civile intérieure vous mènera encore de temps en temps de notre côté de la barricade .  »

A la semaine prochaine, pour une nouvelle célébration de l’indépendance de la presse !

Philippe Monti


 
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Notes

[1Voir Leurs critiques et la nôtre (note d’Acrimed).

[2Voir 1999 : Guerre du Kosovo (note d’Acrimed).

[3Voir 2003 : L’Irak et la guerre américaine (note d’Acrimed).

[4« Je pense qu’on rate un peu avec cette analyse qui a évidemment sa base objective, mais on rate un peu la spécificité de ce que c’est que l’Autorité. L’autorité ! C’est-à-dire le pouvoir moral, c’est-à-dire le facteur immatériel et néanmoins décisif qui fait de l’opinion la reine du monde. Il y a là je dirais une dimension qui échappe à Karl Marx. Gramsci ou Althusser ont tout de même entamé une réflexion sur l’idéologie, une réflexion sur les croyances, sur l’autorité, elle n’est pas me semble-t-il encore aboutie. [...]. »

[5Sur la télévision, p.44.

[6Elisabeth Lévy ne s’inquiétait guère de cette prétendue violence quand nous défendions vigoureusement son droit d’expression (et celui de Régis Debray) contre les basses polémiques que leur ont valu leurs prises de position lors de la guerre du Kososvo (Lire, par exemple, « Télérama et Elisabeth Lévy »). Mais, dans Le Figaro Magazine, quelques temps plus tard, elle s’inquiétait soudain de « l’intolérance » du site d’Acrimed « très radical-chic » (Lire : « Antisémitisme : Langlois répond au Nouvel Obs »). Amusant !

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