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Indépendance de la presse : Laurent Joffrin en appelle au peuple

par Henri Maler,

Périodiquement, Laurent Joffrin, mandataire autoproclamé de l’action collective ou homme providentiel descendu de l’Olympe médiatique, lance de fulgurants appels sur le site du NouvelObs Permanent.

Cette fois, pour défendre l’indépendance de la presse, il lance une pétition « Pour des Etats Généraux du journalisme » (lien périmé). Rien de plus simple : « Si vous êtes d’accord avec le texte, cliquez et signez ici ». Il est vrai qu’à lire rapidement ce texte, il est tentant d’y souscrire. Et sans doute, certains de nos « chers lecteurs », l’ont-ils fait. Pourtant, il vaut la peine, une fois passés des mouvements d’humeur peut-être contradictoires, d’y regarder de plus près.

Qu’écrit Laurent Joffrin ? [Les passages soulignés le sont par nous]

« Les déclarations de Patrick Le Lay et Serge Dassault ont fait naître la crainte d’une "mise sous tutelle" des médias au nom d’intérêts étrangers à l’information. » Ainsi, avant que Le Lay et Dassault ne disent tout haut ce que le premier faisait déjà et ce que le second voudrait faire, il n’y avait aucun motif de s’indigner ou même de s’inquiéter.

Certes, en 2003, le Nouvel Observateur avait déjà noté que « la collusion entre les grands intérêts financiers et les médias n’apparaît nulle part aussi criante qu’en France » Mais, après « enquête », l’hebdomadaire concluait alors, avec une naïveté qui peut prêter à sourire, que « les journaux détenus par les groupes industriels » n’étaient pas « muselés » [et donc indépendants ? ] « car les rédactions ont une vie propre, une autonomie liée à leur culture, à leur histoire, et les propriétaires sont les premiers à s’en rendre compte » » [1]. Quoi demander de plus !?

Mais ne chipotons pas, il n’est jamais trop tard pour essayer de faire preuve d’un peu de lucidité [2], et poursuivons :

« Il est temps d’organiser, au-delà de la profession, une "mobilisation citoyenne" : réunissons les "Etats Généraux" de l’information  », s’enthousiasme le premier signataire de son propre appel. Spontanément, on est tenté d’applaudir. Certes, on pourrait se demander qui, en dehors de Joffrin lui-même, seront les promoteurs de cette « mobilisation citoyenne » : les médias eux-mêmes, leurs comités de rédaction, leur chefferie éditoriale ? Avec ou sans les syndicats ? Avec ou sans les association de critique des médias ? Avec ou sans les représentants des actionnaires et les publicitaires ? Mais laissons provisoirement ces questions de côté. Et ne boudons pas pour l’instant notre plaisir, que la suite, de prime abord, ne peut qu’accroître :

« Un danger plane sur la presse : celui de la mise sous tutelle. Alors que la liberté et le pluralisme de l’information sont garantis par la loi, l’extension continue de la domination des industriels sur les médias risque de vider lentement ces principes de leur contenu. ».. On est tellement surpris et, pour tout dire heureux, de lire une telle phrase sous la plume de Laurent Joffrin qu’on en oublierait presque ses sorties fracassantes contre les « marxistes » et « bourdieusiens ». Et plus généralement, contre tous ceux qui pensent, à la différence de Laurent Joffrin, non pas que « le danger plane », mais que le ver est dans le fruit et depuis fort longtemps.

Mais quel est plus précisément ce danger qui « plane » ? « Les journaux indépendants deviennent rares ; les actionnaires venus d’autres horizons que les médias interviennent chaque jour davantage dans le travail quotidien des journalistes pour altérer le traitement de l’information au nom d’intérêts étrangers à la presse [...] ». On le pressent : pour Laurent Joffrin, si les « les journaux indépendants deviennent rares  », ce serait uniquement en raison de l’intervention directe, voire personnelle des actionnaires. La suite achèvera de nous en convaincre.

En effet, les exemples choisis, tels qu’ils sont présentés, laissent entendre que cette intervention directe est la seule ingérence qui paraît inquiéter le directeur de la rédaction du Nouvel Observateur  : « [...] plusieurs dirigeants des grands organes d’information assignent à leurs équipes des conceptions étrangères aux principes du métier d’informer : « laisser du temps de cerveau disponible pour Coca-Cola » [la citation est inexacte], « il y a des informations qui font plus de mal que de bien. Le risque étant de mettre en péril les intérêts commerciaux de notre pays », etc. »

Comme si la dépendance de la presse se résumait aux rôle des « dirigeants » et ne résultait en rien d’une forme d’appropriation qui, en pesant sur les conditions de production de l’information, « altère », comme le dit Joffrin, le traitement de l’information : sélection de la hiérarchie éditoriale et précarité des journalistes, confusion entre la ligne éditoriale et la logique d’entreprise, choix des sujets porteurs, pollution publicitaire, etc., etc.

Toutes choses que Laurent Joffrin s’empresse d’entériner. « Certes, soutient-il, les journalistes ne peuvent s’enfermer dans une tour d’ivoire et ignorer les contraintes commerciales ou économiques qui permettent d’assurer l’équilibre financier - et donc l’indépendance - des titres où ils travaillent  ». Comme si les contraintes commerciales et économiques étaient naturellement les garantes de l’indépendance des médias. Comme si ces contraintes en question n’avaient pour objectif que d’assurer l’équilibre financier ou la simple rentabilité des entreprises médiatiques, et non, pour satisfaire les actionnaires, de garantir des taux de profit équivalents à ceux des secteurs économiques les plus compétitifs. Cette mise sous tutelle financière est déjà amplement réalisée dans la presse magazine et dans l’audiovisuel privé. Et la presse écrite est loin d’échapper à cette contrainte (non de pure et simple rentabilité, mais de profitabilité maximale) qui conditionne le travail des journalistes.

Mais Laurent Joffrin n’a pas fini de tracer les frontières que ne doit pas franchir la contestation venant des journalistes : « [...] de même ils ne seraient pas fondés à définir seuls, s’agissant des commentaires et des éditoriaux, l’orientation politique de leur titre en s’affranchissant de toute concertation avec les actionnaires.  » Tous les Murdochs petits et grands, présents et à venir, peuvent dormir tranquille : Laurent Joffrin propose de « concerter » avec eux l’orientation éditoriale de leurs titres. Une « concertation », qui préservera évidemment l’indépendance des journalistes ! Il est vrai que notre auteur de pétitions leur a réservé un territoire :

« En revanche, ils ne sauraient abandonner, sous la pression d’intérêts extérieurs, les règles élémentaires de traitement de l’information [...] » Stupéfaits, nous devons marquer un temps d’arrêt : Laurent Joffrin rêve d’une séparation entre des commentaires assujettis à la concertation avec les actionnaires et des informations n’obéissant qu’aux règles du métier. Ce faisant, il consacre la division du travail entre, d’une part, les chroniqueurs, éditorialistes et autres commentateurs concertants et, s’il le faut, soumis, et, d’autre part, les soutiers de l’information chargés de l’investigation sans commentaire ou ...du retraitement des dépêches de l’AFP.

Et ce n’est pas tout, comme l’indique la fin de la phrase (que nous reprenons depuis le début) :
« En revanche, ils ne sauraient abandonner, sous la pression d’intérêts extérieurs, les règles élémentaires de traitement de l’information sous peine de perdre leur crédit et de mettre en danger leur propre entreprise.  » Comme si on pouvait céder sur l’orientation politique d’un titre sans céder sur l’indépendance de l’information ! Comme si les deux seuls risques encourus si les journalistes voient l’exercice de leur métier assujetti aux « intérêts extérieurs », c’est la perte de leur « crédit » (hélas déjà fort entamé) et la santé économique de leur entreprise (entendez celle où ils travaillent, mais qui, sauf exception -elles existent - ne leur appartient pas du tout). Quant au risque principal, il est passé aux oubliettes : le droit à une information diverse et, le cas échéant conflictuelle ; le droit à une information aussi exacte et documentée que possible, et par conséquent, indépendante des pressions mercantiles et publicitaires. N’en doutons pas : cette omission est un regrettable lapsus ou l’effet d’un trou de mémoire imputable au surmenage...

Il est vrai que, selon Le Nouvel Observateur, l’économie de marché satisfait spontanément et conjointement l’intérêt public et l’intérêt privé. Dans l’« enquête » parue en 1999 [3] on pouvait lire cette déclaration apaisante : « Face aux foucades patronales, la force des rédactions est de s’appuyer sur une culture, une histoire, un lectorat fidèle. Tout coup de barre intempestif fait fuir des lecteurs, brouille l’image et entraîne le journal sur une pente facile à descendre, dure à remonter. Or un patron propriétaire, à moins d’être un pur idéologue, a pour principal objectif de valoriser son investissement. Et a donc intérêt à protéger l’indépendance de ses journalistes... »
C’était en 1999, il est vrai... Dassault, pourtant, était déjà né, et Murdoch aussi !

Revenons en 2004. Après avoir concédé aux actionnaires une ingérence concertée sur l’orientation éditoriale des journaux, Laurent Joffrin relève la tête qu’il vient de couvrir de cendres : « La dérive en cours ne doit pas rester sans réaction. L’indépendance ne s’octroie pas ; elle se gagne par l’effort patient de rédactions décidées à défendre leur intégrité . ».

Quand cet effort existe, est-il suffisant ? Laurent Joffrin semble en être convaincu, et cite en exemple ... Le Nouvel Observateur, dont cette pétition assure du même coup la promotion : « Parmi d’autres journaux, à la suite d’un accord entre son équipe et sa direction, Le Nouvel Observateur s’est doté d’une charte définissant les droits et les devoirs des journalistes et des actionnaires. Il s’agit d’une voie possible : il y en a bien d’autres, qu’il s’agit aujourd’hui de confronter et de mettre en débat. ». Ne discutons pas de cette charte et posons la question : de quel poids pèse-t-elle face à celui d’actionnaires privés qui investissent dans le papier pour accroître leur influence et, si possible, leurs profits ?

« Il est temps d’organiser le sursaut. », conclut crânement l’auteur de cet « appel du 28 septembre ». Le sursaut ? Oui mais comment ? Laurent Joffrin répond : « Il est temps pour la profession journalistique de se réunir, de se concerter et d’ouvrir la discussion avec ses partenaires - le public, les actionnaires, les annonceurs, les dirigeants pour ensuite examiner les moyens d’action propres à mieux garantir les principes de la liberté et du pluralisme ».

C’est une liste pour jeux de la presse estivale. « Cherchez l’intrus ! ». Aux côtés des actionnaires, des annonceurs et des dirigeants, c’est le public qui risque de l’être. « Cherchez l’absent ! » Tout simplement, le mouvement syndical [4] .

Les syndicats de journalistes et des salariés des médias ont disparu, engloutis dans un peuple dont Laurent Joffrin dresse ainsi le portait : « Il est temps d’organiser les Etats Généraux du journalisme où professionnels, intellectuels, lecteurs, auditeurs, téléspectateurs , pourront, hors de toute autosatisfaction et de tout corporatisme, débattre en toute liberté et organiser la prise de conscience. ». Non seulement la liste des acteurs prioritaires a changé d’une phrase à l’autre, mais les objectifs aussi, puisqu’il ne s’agit plus désormais que « débattre en toute liberté et organiser la prise de conscience. ».

Qu’est donc cet appel ? Un appel opportun ou opportuniste ? Un appel confus ou confusionniste ? La suite qui lui sera donnée, mieux que son contenu, nous le dira...

Henri Maler

P.S. Samedi 2 octobre, "Le Premier pouvoir" - l’émission hebdomadaire de France Culture, animée par Elisabeth Lévy - abordait le même sujet ... et donnait largement la parole à Laurent Joffrin. Nous y reviendrons.

P.S 2. C’est fait : « Indépendance de la presse : de “grands” journalistes papotent sur France Culture... »


 
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Notes

[1« La Face Cachée du journalisme » (Le Nouvel Observateur n°2034, 30.10.2003) (lien périmé). Voir ici même l’analyse, en deux parties, de cette « enquête » : « Désinformer pour informer ? » et « Enquête ou pot-pourri de circonstance ? ». Voir également, de Serge Halimi, « Quand on ne veut pas tuer son chien » (Le Monde diplomatique, décembre 2003)]. Une « enquête » qui reprend d’ailleurs mot pour mot de larges passage d’un article de 1999 (A. Routier, « Ces grands patrons qui tiennent les médias » (Le Nouvel Observateur n°1808, 01.07.1999) (lien périmé). Voir à ce sujet : « Le Nouvel Observateur mène l’enquête... »

[2Passons également sur la ressemblance, apparente mais troublante, entre cet « appel » de Laurent Joffrin, et [« l’appel du 18 juin » (lien périmé, août 2013) lancé il y a bientôt quatre mois par l’OFM, ... et dont Le Nouvel Observateur n’a jamais rendu compte. Pourquoi ?

[4La phrase par ailleurs est étrange. Les journalistes se réunissent, se concertent, ouvrent la discussion « [...] pour ensuite examiner les moyens d’action propres à mieux garantir les principes de la liberté et du pluralisme ». On ne comprend pas qui va examiner les moyens d’action ? Les journalistes seuls ? Les partenaires ?

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