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Il y a près de 30 ans, la télévision publique (déjà) au pied du mur

À l’heure où l’audiovisuel public est plus que jamais dans le collimateur du gouvernement [1], il n’est sans doute pas inutile de revenir en arrière sur la longue histoire de l’asphyxie de la télévision publique [2].

Au crépuscule des années 1980, en effet, des figures du monde de la culture telles que Ange Casta, Max Gallo ou encore Pierre Bourdieu écrivent au président de la République, au Premier ministre et au ministre de la Culture et de la Communication afin d’enrayer la « logique de décadence » qui menace l’avenir des chaînes publiques [3]. Dénonçant notamment l’emprise de la publicité sur l’audiovisuel public, ils déplorent que « le modèle de la télévision commerciale » se soit progressivement imposé à tous et font des propositions pour permettre aux chaînes publiques de mieux remplir ses missions au service du plus grand nombre.

C’est peu de dire que trois décennies plus tard, le constat reste d’une brûlante actualité tant le pouvoir actuel semble avoir opté pour la démolition plutôt que pour le sauvetage de la télévision publique. Pour mémoire, voici donc le texte adressé à l’exécutif en mars 1989, qui préfigurait le combat que mène Acrimed pour un service public audiovisuel digne de ce nom.

LA TELEVISION PUBLIQUE AU PIED DU MUR


La Télévision Publique en France est engagée dans une logique de décadence qui met à terme son existence en cause.

Le moment est venu de prendre conscience de l’enjeu et d’en mesurer les conséquences.

Trois chaînes commerciales de télévision ont été créées ou développées depuis 1986. Chacune a son style, ses contraintes, ses ambitions et sa réussite financière. Spectaculaire pour l’une d’entre elles. La Publicité y dicte sa loi, le programme en est le support et l’audimat le juge suprême. Pour la satisfaction des annonceurs à qui l’on vend des spectateurs/consommateurs par paquets de 1000...

Or la Télévision Publique pour ce qui concerne son financement, ses programmes et la recherche du taux d’écoute maximum comme critère unique d’évaluation de son audience, s’est alignée sur le modèle de la télévision commerciale.

Le résultat est clair : accélération de la dégradation de la qualité des programmes, envahissement par les jeux, l’argent et les séries étrangères à bon marché, diminution considérable de la création française. En 1987 Antenne 2 n’a consacré que 8 % de ses moyens financiers à la création originale et FR3 encore moins, 6 %.

Désormais le téléspectateur privé de choix subit. Plus il y a de chaines, plus on lui propose la même chose. Certains parlent déjà de « catastrophe culturelle »... Pourquoi dans ces conditions continuer à payer une redevance ?

Le moment est venu de nous souvenir que la Télévision peut, et doit avoir un autre visage. N’oublions pas qu’elle est le moyen par lequel les membres d’une communauté, y compris les plus déshérités, sont reliés à l’univers social. Il suffit pour s’en convaincre de voir la floraison des antennes sur les toits de tôle des bidonvilles du Caire ou de Mexico. Cela fonde le droit à la communication pour tous.

Aujourd’hui, qu’on le veuille ou non, enfants, femmes, hommes, rêvent, apprennent à voir et à penser à travers les images qu’ils reçoivent. Est-on le même citoyen si l’on tourne soir après soir avec « La Roue de la Fortune » ou si l’écran de télévision ouvre pour nous une fenêtre sur le monde, ses contradictions et ses richesses ?

Nous ne contestons pas le rôle que peut jouer la publicité dans l’économie. Mais c’est à la société civile, c’est le devoir de l’État, de faire en sorte que chacun de nous puisse choisir librement entre Télévision Commerciale et Télévision Publique.

Parler de liberté, de formation, de culture, d’éducation et même de république ou de démocratie et condamner le pouvoir de l’argent n’a de sens que si l’on donne au service public de la Télévision les moyens d’exister pour créer.

En cette fin du XXe siècle, la tâche est aussi urgente, aussi importante, que celle que les républicains eurent à accomplir quand à la fin du XIXe siècle ils créèrent l’école publique.

Cela ne signifie pas que la Télévision Publique doive être, au sens étroit du terme, « pédagogique ». Création, invention, sensibilité, lucidité, humour, étonnement... voilà ce qui devrait inspirer ses programmes, et non la recherche d’une écoute maximale, au mépris de la qualité, pour satisfaire aux lois du marché.

À ce jeu elle perd son âme et oublie ses missions. Son crédit s’amenuise au fil de son audience perdue. Déchirée entre un passé glorieux qui s’éloigne et un présent qu’elle ne maîtrise plus, elle a de moins en moins d’argent, de moins en moins d’ambition.

...POUR QUE VIVE LA TELEVISION PUBLIQUE

Il est urgent de retrouver la cohérence et de redonner à la Télévision Publique son caractère propre lié à ses missions informer, divertir, cultiver, communiquer.

La condition nécessaire et préalable à sa renaissance réside dans la réforme de son mode de financement.

Il faut ensuite organiser une large ouverture sur le monde de la création, adapter en conséquence ses méthodes de gestion et de fonctionnement, se doter d’un Observatoire National de l’Audience tant au plan de la satisfaction que de l’écoute.

Antenne 2 est aujourd’hui financée au niveau de 70 %, directement par la publicité qui détient la réalité du pouvoir et impose de fait une politique de programme. C’est en s’affranchissant de cette tutelle que la Télévision Publique pourra à nouveau s’inventer.

COMMENT ?

La Télévision Publique doit renoncer aux 3 milliards de francs qui constituent la part de financement direct par la publicité. Cette somme retournera sur le marché et bénéficiera à l’ensemble des supports.

En contrepartie, une CONTRIBUTION CULTURE ET COMMUNICATION sera créée. Elle ne touchera pas les téléspectateurs, et sera prélevée de façon juste et équilibrée sur l’ensemble des investissements publicitaires.

Ces investissements sont passés de 40 milliards de francs en 1985 à près de 59 milliards en 1988. Ils dépasseront 65 milliards en 1989, soit une progression de plus de 60 % en 4 ans. En 1988 ils ont augmenté de 25 % pour la seule publicité télévisée. La marge de progression à venir demeure grande.

Cette contribution assurera à la Télévision Publique un financement important et progressif qui lui redonnera sa liberté d’action. Dès cette année il pourrait approcher 4 milliards qui viendraient s’ajouter à la redevance.

Ce financement a été étudié par des experts. Il est réalisable. La modification des flux financiers fera naître un nouvel équilibre.

Des financements de ce type existent déjà. Ils sont utilisés par la puissance publique dans d’autres secteurs d’activité où l’intérêt général le commande. Pourquoi la Télévision Publique n’en bénéficierait-elle pas ?

N’oublions pas qu’en Grande-Bretagne, la BBC aujourd’hui considérée comme la meilleure télévision du monde, ne diffuse pas de publicité. Elle est financée par l’argent public. Ce qui n’empêche pas le marché anglais de la publicité de dépasser le niveau du marché français.

La qualité doit devenir le moteur de la compétition, et la satisfaction du public l’objectif. Les instruments pour la mesurer existent. Il faut s’en servir.

Ce qui est décisif, c’est la prise de conscience de chacun de nous. Elle se manifeste, elle grandit. La jeunesse directement concernée vient de mettre à son propos « Les Pieds dans le Paf »...

Le pouvoir politique restera-t-il sourd à ce faisceau de signes ? À lui de dire s’il veut réellement un Service Public de la Télévision différent de ce qu’il est aujourd’hui. À lui de faire passer dans la réalité les volontés qu’il affiche. À nous de le vouloir.

La Télévision Publique joue sans doute sa dernière carte. Si des demi-mesures étaient retenues par manque d’audace ou abus de technocratisme, elles feraient perdre le bénéfice culturel recherché et finalement ruineraient les espoirs qu’aurait apporté un choix clair, cohérent et ambitieux.

Dans ce pays, des hommes et des femmes attendent, capables de créer, de divertir, de tisser des liens en inventant « un art nouveau » dont les contraintes ne seraient plus celles de l’argent ni bien sûr celles du pouvoir.

Les solutions existent. On peut les choisir. Des images nouvelles s’imposeront alors sur les écrans de la Télévison Publique pour le meilleur et non plus pour le pire.

MM. Ange Casta, Jean Martin, Claude Marti, Christian Pierret, Max Gallo et Pierre Bourdieu

 
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Notes

[1Lire notre entretien avec Fernando Malverde, syndicaliste à France Télévisions, ici.

[2« Asphyxie » sur laquelle nous revenions encore récemment.

[3On pourra lire le compte rendu que fait Le Monde de cette mobilisation ici.

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