Dans son éditorial du 17 février 2009, Michel Lépinay explique qu’en « passant sous silence la situation en Guadeloupe lors de son intervention télévisée [du 5 février], le président de la République a donné le sentiment de ne pas la prendre très au sérieux . » Un lecteur attentif au sens des mots pouvait donc légitimement s’attendre à ce que Paris Normandie prenne le contre-pied de ce qu’il semblait dénoncer. Verdict ?
Un envol tardif [1]
Le conflit a commencé en Guadeloupe…le 16 décembre 2008. Ce jour-là est organisée à Pointe-à-Pitre la première manifestation (avec meeting) « contre la vie chère à l’appel de 31 organisations syndicales, politiques et associatives. » Le lendemain, une manifestation identique est organisée à Basse-Terre [2]. Le 20 janvier commence la grève générale. Or, il aura fallu attendre le 2 février, soit...treize jours pour que le quotidien se rende compte que la Guadeloupe existait sous une forme moins paradisiaque que celle qu’il vend aux touristes par le biais de son agence de voyages : Paris Normandie Voyages.
Ce premier article correspond à l’arrivée en Guadeloupe, la veille, du Secrétaire d’Etat à l’Outre-mer, Yves Jégo : une nouvelle démonstration de « l’absorption par les journalistes de l’agenda des chefs politiques » [3]. Sans ce déplacement, on peut se demander en effet combien de temps encore nous aurions dû attendre que Paris Normandie se soucie un tant soi peu d’une île si lointaine ? Un silence assourdissant qui n’est toutefois pas l’apanage du quotidien haut-normand [4] On se dit alors que Paris Normandie va peut-être alors mettre les bouchées doubles pour compenser ce calamiteux retard au décollage. Le 4 février, il consent à proposer un encart de... 59 mots.
Après un nouveau silence total de quatre jours, il est temps enfin de faire un effort particulier : les lecteurs du quotidien découvrent le 9 février un … entrefilet de 64 mots. Il faut attendre le 10 février, soit trois semaines après le début de la grève générale, pour voir Paris Normandie assurer une « couverture » quantitative plus conforme à l’importance du sujet et accorder quasi-quotidiennement, jusqu’au 24 février (date limite de notre observation), au moins un article quotidien à ce conflit. Soit : un article le 10 (complété d’un encart de 63 mots), un article le 11, un encart de 44 mots le 12, et un article les 14, 18 (complété d’un encart de 83 mots), 19, 20, 21 (complété d’un encart de 94 mots) et 24 février, ainsi que deux articles le 23. Les 16 et 17 février, l’éditorial de Michel Lépinay est consacré au conflit.
Les 19 et 20, février c’est carrément « l’explosion » avec pas moins de deux articles et deux encarts de respectivement 87 et 180 mots pour le premier jour, deux articles, un encart de 96 mots plus un troisième éditorial de Michel Lépinay pour le 20. Cette soudaine « abondance » s’explique sans doute assez aisément : le 18 février, le président de la République recevait les organisations patronales et syndicales sur l’ensemble des questions sociales à l’ordre du jour, y compris la situation dans Départements d’Outre-mer. Le lendemain, Nicolas Sarkozy faisait des annonces concernant le conflit en Guadeloupe sur RFO après avoir reçu des élus de l’Ile.
Et pour les médias dominants, quand le président fait ou dit quelque chose, c’est forcément un événement... C’est d’ailleurs à l’occasion de l’intervention présidentielle sur RFO, le 19 février, que la Guadeloupe est apparue pour la première fois en titre (secondaire) de première page.. L’Elysée sait pouvoir compter sur une conseillère de toute confiance pour faciliter le plan « com’ » du président : Catherine Pégard, ancienne éditorialiste au Point mais aussi à...Paris Normandie.
Les effets plutôt que les causes
Paris Normandie n’a jamais consacré ses pages les plus lues [les pages 2 et 3] au conflit guadeloupéen constamment relégué dans les 3 pages quotidiennes « France Monde », qui se trouvent en fin de journal, et n’a pas jugé bon de se doter d’un envoyé spécial pour couvrir une mobilisation d’une ampleur et d’une durée exceptionnelles.
Le quotidien ne s’est pas non plus appuyé sur les nombreux articles publiés par le quotidien France Antilles Guadeloupe [5], pour tenter de décrypter en profondeur les tenants et les aboutissants du conflit.
Au contraire, il apparaît assez nettement que la quasi-totalité des articles sont la simple réécriture de dépêches d’agence [6] Un seul article - intitulé « La Guadeloupe dans l’attente » - est signé, le 21, par un journaliste (Sébastien Bouchereau) [7].
Inévitablement, le contenu en souffre. Sont mentionnés principalement les effets de la grève générale, y compris le constat que les négociations sont pour le moins difficiles et évidemment les affrontements qui ont émaillé la nuit du 16 au 17 février [8] Sur quinze articles (hors encarts et éditoriaux), dix titrent sur cet aspect des choses [9]. Agrémentés de nombreux extraits de propos de représentants du patronat local (identifiés ou non), de membres du gouvernement, du président de la République, de l’UMP, du Parti socialiste ou apparentés [10], le LKP [11], et quelques rares guadeloupéens anonymes.
Côté revendications, si celle de l’augmentation de 200 € pour les plus bas salaires [12] est assez régulièrement évoquée [13], les autres sont quasiment passées sous silence. Elles sont pourtant nombreuses et leur publication aurait sans doute permis aux lecteurs de mieux comprendre les enjeux, puisqu’elles concernent des domaines aussi variés que l’emploi, la formation professionnelle, l’éducation, le logement, la santé, les transports, l’aménagement du territoire, la maîtrise du foncier, les services publics, les transports, l’eau, l’agriculture et la pêche, les prix, la culture (y compris les médias), les droits syndicaux et les libertés syndicales et quelques autres [14].
Il est vrai que pour Paris Normandie, cela n’avait pas grand intérêt d’évoquer autre chose que la question des salaires, puisque c’est la seule qui coince : « Au vingtième jour de grève générale, 132 des 133 demandes du collectif[...] ont été satisfaites. »(le 10 février). [15]
Les lecteurs doivent attendre le...19 février pour en savoir un peu plus sur le contexte économique et social en Guadeloupe. L’universitaire guadeloupéenne Patricia Braflan-Trobo qui « dirige une ANPE depuis 18 ans » [16] explique notamment : « Rien n’a vraiment changé depuis l’esclavage : 90 % de l’économie de l’île est aux mains des descendants des propriétaires d’esclaves blancs, les « békés »[...qui]r estent réfractaires à toute demande de partage des bénéfices. Ils considèrent toujours que donner du boulot à un noir, c’est déjà un cadeau[...]On retrouve les mêmes causes : une colère cachée mais qui bouillonne, des jeunes massivement au chômage et un sentiment d’abandon. » [17]La première allusion très précautionneuse à cette exploitation date exactement du 16 février. Mais elle repose sur la reproduction de quelques très courts extraits des déclarations de la députée Christiane Taubira qui « a dénoncé les inégalités dans ces départements où l’on frôle selon elle “ l’apartheid social” qui serait pratiqué par les pouvoirs des propriétaires blancs, les békés. ». Et Paris Normandie d’ajouter : « Cette “caste détient le pouvoir économique et en abuse” a estimé l’ancienne candidate à l’élection présidentielle. ».
Mais nous n’en saurons pas plus sur le sujet : par exemple sur le rôle de la famille Hayot, dont l’empire s’étend dans de nombreux secteurs notamment celui la grande distribution où elle possède entre autres plusieurs hypermarchés de l’enseigne Carrefour et qui symbolise la perpétuation de la “profitation” [18]
Pourtant, le 20 février, de judicieuses questions sont soulevées dans les colonnes du quotidien : « Comment en effet justifier que les prix soient plus élevés qu’en métropole, et donc le pouvoir d’achat plus bas ? Comment justifier les monopoles, les surprofits, les rentes de situation, et pourquoi ne pas le dire, des formes d’exploitation qui ne devraient plus avoir cours au XXIème siècle ? » Mais, Paris Normandie s’est borné à rapporter ainsi les propos tenus la veille sur l’antenne de RFO par...Nicolas Sarkozy.
Concernant le système de distribution de l’essence, Paris Normandie évoque également le 10 février « un rapport d’étape [19] sur la filière de distribution d’essence [qui] accable les compagnies pétrolières » ainsi que les propos d’Yves Jégo évoquant « l’enrichissement sans cause des compagnies pétrolières », qui pourrait se terminer « par une action judiciaire de l’Etat. » [20].
Mais le quotidien s’en tient à de très commodes généralités inoffensives : aucune mise en cause nominative des sociétés concernées, Carrefour, Total [21] ; aucune enquête détaillée sur leurs pratiques qui justifient pourtant certaines revendications des grévistes sur les prix des carburants et de l’alimentation. La crainte de perdre de confortables budgets publicitaires qui irriguent les caisses de Paris Normandie et/ou de France Antilles n’est peut-être pas étrangère à cette prudence [22].
L’article du 19 février, déjà mentionné, évoque enfin, pour la première fois, un « taux de chômage des jeunes entre 16 et 20 ans [qui] dépasse les 40 % en Guadeloupe. ». Il était temps de le dire en effet sachant que la Guadeloupe compte également un nombre particulièrement élevé de Rmistes [23] . Mais rien de plus. À ces absences, on peut ajouter le silence sur le rôle joué par la libéralisation des échanges imposée par l’Union Européenne [24] et l’Organisation mondiale du commerce dans la destruction de l’économie locale notamment dans les secteurs agricoles, de la banane et de la canne à sucre [25]. Un des éléments clés des politiques libérales mises en place depuis trois décennies et régulièrement acclamées par les médias dominants
Question de méthode
Ainsi, Paris Normandie n’a fourni à ses lecteurs que des informations tardives et lacunaires : de simples reprises de celles qui sont parues ailleurs. Et, comme presque partout ailleurs, à l’exception de quelques chiffres, aucune enquête particulière sur la situation vécue par la plupart des Guadeloupéens. Si le conflit a quand-même retenu, un peu, l’attention de Paris Normandie, il n’en a pas été de même pour La Martinique (en grève générale depuis le...5 février), La Guyane ou La Réunion, confinées dans un quasi-silence. A cela, sans doute, une raison principale (ou un alibi…) : l’absence, faute de moyens, de correspondant permanent ou d’envoyé spécial. Pourtant, Paris Normandie présente la particularité d’appartenir au même groupe de presse (Hersant Média) [26]. Mais de cette singulière proximité, il n’a été tiré aucun parti.
Comment s’étonner dès lors si l’éditorialiste du quotidien - Michel Lépinay – plutôt que de se prononcer sur les motifs de la grève, le contenu et la légitimité des revendications s’est borné, suivant en cela une tradition générale [27] à endosser le costume de conseiller des gouvernants et de leurs adresser des remarques - très critiques, il est vrai - … sur la méthode. Et seulement sur la méthode.
Comme le montre, par exemple l’éditorial du 17 février : « Depuis le début de la crise, il [le gouvernement] a plutôt jeté de l’huile sur le feu dans une attitude d’une incroyable maladresse . En se rendant très tard sur les lieux et en promettant une aide de l’Etat, récusée quelques heures plus tard par le Premier ministre, Yves Jégo s’est discrédité. En passant sous silence la situation en Guadeloupe lors de son intervention télévisée, le président de la République a donné le sentiment de ne pas la prendre très au sérieux . En accordant, en réponse aux revendications des manifestants, une mise en œuvre immédiate du revenu de solidarité active en Guadeloupe, François Fillon a renvoyé une fois de plus les Français d’outre-mer à leur statut d’assistés. Trois attitudes des plus hauts responsables de l’Etat qui ne pouvaient être vécues sur le terrain que comme autant d’humiliations. Du coup, l’Etat ne peut plus se contenter de jouer les arbitres et d’envoyer les CRS. »
Il ne reste plus alors qu’à proposer aux gouvernants qu’une feuille de route sur la méthode à suivre pour conjurer un cauchemar : « L’heure est venue de prendre la situation à bras-le-corps. Le temps des médiations est passé, le président et son gouvernement doivent maintenant apporter des solutions, avant que les choses ne dégénèrent plus. » Quelles solutions ? On ne le saura pas puisque Michel Lépinay s’abstient de se prononcer sur l’essentiel : le contenu de la réponse à apporter aux revendications portées par le LKP.
Peu d’informations précises, aucune enquête, des commentaires sur la méthode : le bilan du seul quotidien régional d’information de Haute-Normandie, est une nouvelle fois consternant, comme il l’est sans doute pour de nombreux quotidiens régionaux.
Denis Perais, 28 février 2009.
NB. Lire nos précédents articles sur Paris Normandie : « Paris-Normandie en « “mission d’information” », « Les effets de la polygamie sur un cerveau éditorial normand », « Paris-Normandie préfère prescrire qu’informer », « Paris Normandie, quotidien préfectoral ? » et « Paris Normandie, quotidien préfectoral ? (suite) ».