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Grèce : les dessous d’un coup d’État contre l’information

De tous côtés, des voix se sont élevées contre la fermeture du groupe audiovisuel public grec, ERT. En France, des professionnels de l’audiovisuel public ont impulsé une pétition que l’on peut signer en ligne : « La Grèce, c’est l’Europe, c’est la France… La Grèce, c’est notre affaire ! ».

Afin d’exposer les enjeux économiques, juridiques et politiques qui sous-tendent la lutte autour de l’avenir d’ERT, nous reproduisons ci-dessous, avec l’accord du quotidien qui l’a publiée et de son auteur, Fabien Perrier, une enquête parue dans L’Humanité le 18 juin. (Acrimed)

Une enquête de notre envoyé spécial à Athènes. Alors que, depuis le 11 juin, les écrans des chaînes publiques sont noirs, que les ondes publiques sont silencieuses, nous avons enquêté sur les vraies raisons de cette initiative pour le moins expéditive. Il semble que au-delà des prétextes économiques et du cadeau fait au secteur audiovisuel privé, la démarche trahisse en réalité un dessein politique pour verrouiller le contrôle de l’information.

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Le 12 juin, au lendemain de la fermeture du groupe public grec ERT, Simos Kedikoglou, le porte-parole du gouvernement, et vice-ministre auprès du Premier ministre, avait convoqué les journalistes étrangers pour une conférence de presse. Face au tollé suscité par la mesure, face à l’écran noir qui couvre les chaînes de la télévision et au silence qui habite les ondes, il voulait apporter une «  clarification concernant la fermeture provisoire de la radiotélévision publique  ». Le ministre soulignait : «  Le gouvernement grec voudrait souligner qu’il ne ferme pas la radiotélévision publique, mais avance pour son redémarrage sur de nouvelles bases.  »

Bien que les Grecs soutiennent massivement les chaînes de radio et de télévision, les trois orchestres, les archives, le site Internet et la chaîne d’éducation dans le giron d’ERT, l’opération de communication gouvernementale continue depuis : «  L’organisme qui ferme est un organisme qui fonctionnait de façon tordue et sur des bases fragiles, sans aucune marge de manœuvre pour y apporter des améliorations  », selon les mots de Simos Kedikoglou ; le Premier ministre, Antonis Samaras, affirme, lui, que la fermeture d’ERT, entraînant le licenciement d’environ 2 700 employés, s’inscrivait dans le cadre des engagements envers ses bailleurs de fonds internationaux, la troïka (UE, BCE et FMI) actuellement à Athènes pour contrôler les comptes publics. Et pourquoi ne pas «  couper les emplois de l’indigne ERT […], l’un des bastions d’opacité et des privilèges ?  », s’interrogeait-il lors d’une conférence de son parti de droite Nouvelle Démocratie (ND).

Injonction de la troïka, motivation économique, arrière-pensées politiques ? Il semble bien que tout se mêle dans cette affaire devenue imbroglio politique et moteur de la contestation. Elle pourrait même déboucher sur la chute du gouvernement tant elle est, dans le fond, un démenti de la success story qu’Antonis Samaras essaye de vendre à la population.

Dans les locaux d’ERT, les 2 600 salariés ne sont pas dupes. «  Nous avons travaillé durement, étions polyvalents, acceptions de présenter plusieurs sujets  », explique une journaliste. Une autre : «  Chez ERT, la majorité des journalistes ont été recrutés pour leurs compétences.  » Pourquoi, alors, évoquer un «  bastion d’opacité et de privilèges » ? Selon une liste publiée dans la presse grecque, le porte-parole du gouvernement aurait nommé des «  conseillers spéciaux  ». L’Humanité, qui a obtenu la liste détaillée, avec les noms et les fonctions, a pu constater qu’en effet, depuis l’entrée en fonctions du nouveau gouvernement, en juin 2012, «  13 conseillers spéciaux  » et «  17 personnels à fonction spéciale  » sont rémunérés par ERT, pour des salaires avoisinant le double de ceux des journalistes. Différents interlocuteurs ont confirmé que ces «  conseillers  » n’avaient même parfois jamais mis les pieds dans les locaux ! En outre, ils représentent, avec un total de 861 000 euros, près de la moitié de la masse salariale de l’ensemble des journalistes. Directeur de l’information de septembre 2010 à septembre 2012, puis mis au placard, Giorgos Korianis, dénonce ces nominations tout en reconnaissant qu’elles étaient une pratique courante depuis des années. Avec ce nouveau gouvernement, dans les entreprises publiques, la règle était «  4 pour ND, 2 pour le Pasok et 1 pour Dimar  ». Mais malgré le « 4/2/1 », la majorité des journalistes étaient considérés honnêtes. Différentes enquêtes, menées depuis 2007, ont d’ailleurs abouti à la condamnation de différents cadres de la direction et d’un directeur, Cristos Panagopoulos, pour corruption et favoritisme dans le recrutement. Mais les équipes qui œuvrent au quotidien n’ont, elles, jamais été inquiétées.

Injonction de la troïka, motivation économique, arrière-pensées politiques ? Tout se mêle dans cette affaire

Avec son message, le gouvernement espérait mettre la population de son côté selon la technique bien connue : faire passer une minorité pour la majorité et dénoncer des privilégiés imaginés afin de mieux faire avaler la pilule. En oubliant même qu’il avait, lui-même, versé son eau à ce moulin qu’Antonis Samaras a qualifié de «  foyer de privilèges, d’opacité et de gaspillage  ». Ironie du sort, ce sont ceux qui dénoncent ces «  privilégiés  »… qui les ont nommés. Ironie du sort, encore, le 13 juin, le ministre des Finances, Yannis Stournaras, a envoyé une lettre au procureur pour voir si ont été commises «  des infractions pénales relatives à la fourniture d’équipements, les nominations, et les contrats de projets  ».

La ficelle est un peu grosse. Il semble que le Premier ministre et son équipe cherchent, en réalité, à donner des gages à la troïka. La veille de l’annonce concernant ERT, les négociations visant à privatiser Depa, la compagnie publique de gaz, avaient échoué.

Il fallait trouver une solution de rechange. Si le projet ERT était dans les tuyaux depuis longtemps, comme le révèle le site Okeanews, en novembre 2011, «  l’Europe avait demandé à la Grèce des mesures impliquant notamment “d’initier la fermeture, la fusion ou la réduction substantielle d’entités. Cela affecte KED, […] et ERT”  ». Or, depuis, une loi cassant les conventions collectives au profit de contrats individuels est passée. L’avantage pour le gouvernement ? Une seule chaîne devrait être rouverte, dans laquelle les salariés seront bien moins nombreux, et, surtout, recrutés en contrat individuel, donc à des coûts encore moindres. Les orchestres, eux, devraient être supprimés.

Quant à l’argument du gaspillage, il ne tient pas non plus. Comme l’a expliqué le président de l’Union européenne de radiotélévision (UER), Jean-Paul Philippot, venu spécialement à Athènes pour demander au gouvernement grec «  de rétablir le signal  » de la télévision publique, il n’est pas possible de comparer le coût de fonctionnement d’un organisme de la sorte dans un petit pays comme la Grèce, à la géographie ardue (montagnes, îles…) avec celui de pays plus grands comme l’Allemagne, la France… «  Le peuple grec, en payant sa facture d’électricité, s’acquittait d’une redevance : à peu près 300 millions d’euros par an ! ERT avait un coût de fonctionnement trois à sept fois plus élevé que les autres chaînes de télévision et employait quatre à six fois plus de personnel pour une très petite audience  », s’insurgeait pourtant le porte-parole, le 12 juin. Même les chiffres contredisent cette argumentation. Si tant est qu’un service public doive être «  rentable  » pour exister, ERT l’était comme l’a révélé l’humanite.fr en publiant un courrier de la direction des finances du groupe.

Privatiser ERT est surtout un moyen de poursuivre un peu plus la grande braderie en cours actuellement en Grèce. Sur plusieurs plans. Les archives radio et télévisuelles devraient être privatisées. Cette richesse, témoin de l’histoire et de la mémoire du pays, est difficilement estimable. Le patrimoine immobilier, ensuite. Selon le budget 2011 que l’Humanité s’est procuré, il est valorisé à un peu plus de 182,8 millions d’euros pour les terrains et 55,8 millions d’euros pour les bâtiments. Ce patrimoine est désormais dans les mains de Taiped, l’agence qui gère la privatisation des biens publics grecs. Une manne financière infime au regard du coût de cette crise que paye la population grecque, mais importante pour un gouvernement qui doit fournir des gages à la troïka. Privatiser ERT est surtout un moyen de poursuivre un peu plus la grande braderie en cours actuellement en Grèce.

La logique du «  gaspillage  » tombe donc elle aussi peu à peu. Il s’agit bien plus de servir des intérêts bien sentis. Jusqu’alors, ERT passait par OTE, la compagnie des télécommunications, pour la diffusion. Or, la Grèce est en train de passer au numérique. Si l’attribution des fréquences reste une compétence exclusive de l’État, «  un appel d’offres est lancé pour désigner ceux qui pourront louer les fréquences numériques  », explique Nikos Michalitzis, directeur général des services techniques d’ERT jusqu’en septembre 2012. ERT dispose actuellement de huit fréquences. «  L’enjeu politique est de savoir celui qui aura les bouquets  », poursuit le directeur général. Or, l’appel d’offres est rédigé de telle sorte que seul Digea puisse être choisi, selon différentes sources. Digea, c’est un consortium de six chaînes privées grecques, dans les mains de magnats de la finance, armateurs, entrepreneurs de travaux publics (Mega appartient à Bobolas, Antenna et Macedonia TV à Kyriakou, Sky à Alafouzos, Star à Vardinoyannis, Alfa à Kondominas). Dans une quasi-unanimité, les Grecs l’affirment de surcroît : ces chaînes privées sont très proches de ND, le parti au pouvoir, qui applique sans coup férir la politique négociée avec la troïka. Le problème se corse au regard de l’avenir. Le nombre de salariés qui devraient être recrutés pour faire fonctionner la prochaine chaîne ne permettra pas que le signal de la future nouvelle ERT (Nerit) soit transmis par ERT. Ainsi ERT est en train d’être jeté dans les mains de Digea. Les six chaînes privées, qui contrôlent actuellement le contenu audiovisuel du pays puisque ERT est fermé, contrôleront à l’ouverture de Nerit la majorité du contenu et sa distribution. Ce qui enfreint les règles de l’Union européenne selon lesquelles le fournisseur de contenu ne peut être le même que le diffuseur. « Après la fermeture d’ERT, les médias privés deviennent dominants dans toute la Grèce. »

Cette question touche d’autant plus à la démocratie qu’un monopole se constitue qui aura entre ses mains tout ce qui est diffusé en Grèce  », souligne Panayotis Kalfayannis, le responsable syndical d’ERT. Tel est bien l’enjeu essentiel : la mainmise du privé sur l’information et, au final, le contrôle de l’information. Un contrôle d’autant plus facile qu’ERT n’existe plus et que 902, la chaîne du KKE (PC grec) rencontre d’énormes difficultés financières et risque d’être fermée. Demain, une information pluraliste sera-t-elle diffusée en Grèce ? L’information se confondra-t-elle avec la propagande ?

Tout, en tout cas, est mis en œuvre pour formater l’opinion publique. Le réalisateur Marco Gastine a mis en ligne l’extrait glaçant d’un documentaire, qu’il a intitulé Prophecy for ERT, montrant un candidat du parti néonazi Aube dorée, Yorgos Germenis, lors de la campagne électorale législative de mai 2012. Dans un discours, il prédit que s’il est victorieux, son parti va éteindre les émetteurs de la télévision publique ERT (vidéo à voir ici). Aube dorée en rêvait, Samaras l’a fait. Chaque jour, la Grèce perd un peu de sa démocratie.

Fabien Perrier

 
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