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France Inter : entre-soi patronal sur le service public

par Un collectif d’Acrimed,

Les patrons sont-ils trop payés ? Pour le savoir, la fameuse émission de France Inter, « Le téléphone sonne », invitait le 14 mai dernier trois « spécialistes » pour « informer » les auditeurs que derrière leurs indignations légitimes, il y a surtout des patrons qui triment et des actionnaires qui souffrent. Un grand moment de pédagogie patronale sur le service public.

 Un plateau 100 % patronal

Pour un sujet qui prête autant à débat, on pouvait s’attendre à un plateau socialement et politiquement divers. Que nenni : les trois invités, Laurence Parisot, Loïc Dessaint et Augustin Landier sont tous les trois d’efficaces porte-voix des opinions patronales. Sans même les avoir écoutés, il suffit de dérouler le CV de nos trois « spécialistes » pour s’en convaincre.

- Première invitée, Laurence Parisot, l’ex-dirigeante du Medef, que l’on ne présente plus... Sauf peut-être pour rappeler qu’en tant que vice-présidente de l’institut de sondages IFOP dont elle détient 75% du capital, la discussion la concerne très directement et personnellement. Mais que ses intérêts bien compris puissent influer en quoi que ce soit sur l’objectivité et l’impartialité de ses opinions au sujet de sa rémunération en tant que patronne et capitaliste, est une hypothèse que l’équipe du « téléphone sonne » n’a visiblement pas voulu envisager. Peut-être à tort, au vu de sa prestation au cours de laquelle elle a notamment affirmé que « si on fait une législation [pour plafonner les rémunérations des patrons], c’est toute la place de Paris qui disparaît. C’est des sièges sociaux qui, là, partiront ailleurs ».

- Le deuxième invité, Loïc Dessaint, directeur de la société Proxinvest, une société de conseil en… rémunération auprès des investisseurs et actionnaires, déclare quant à lui que « quand on pense aux autres sociétés cotées ou à tous ces chefs d’entreprise qui travaillent (…) on a des rémunérations qui sont très modérées ». Et lorsqu’il croit déceler un souci de « cohésion sociale » dans la question d’un auditeur, il se joint à ses préoccupations et fait savoir que lui-même contribue à cette modération à travers son activité, en prônant un plafond dans l’échelle des salaires des sociétés qu’il conseille ; un plafond qu’il fixe à… 1/250 ! Un plafond pas trop contraignant donc, qui permet au patron de se verser en un mois ce que le smicard qu’il salarie gagne en 20 ans. Mais tant que c’est pour la cohésion sociale…

- Le troisième intervenant, Augustin Landier, est professeur à l’École d’économie de Toulouse et a enseigné par le passé à la prestigieuse Université de Chicago, fer de lance académique du néolibéralisme le plus pur et dur. Une doctrine qu’il a eu l’occasion de mettre en pratique entre 2007 et 2009 lorsqu’il dirigea un fonds d’investissement, avant d’en créer un dans la foulée, comme on peut le découvrir dans son CV. Mais étrangement, ce n’est pas de cette expérience de dirigeant d’entreprise financière, qui n’est signalée à aucun moment dans l’émission, dont il se prévaut... Paré de ses atours universitaires, il est plutôt là pour ramener le débat sur plan de la raison et fermer la discussion avant même qu’elle n’ait lieu en assénant par exemple que « la limite raisonnable à la redistribution par l’impôt, elle est fixée par la possibilité aujourd’hui de bouger [de s’expatrier - ndlr] pour les grandes entreprises. »

Avec un tel plateau, les golden hello, golden parachutes, stock-options, retraites-chapeau, et autres friandises que s’attribuent ou se font attribuer nos preux patrons ne risquaient pas d’être trop sévèrement remis en cause… D’autant moins que ni la place minimale concédée aux auditeurs, ni la passivité du présentateur de l’émission n’ont réussi à ébranler la belle assurance des invités.

 Des auditeurs bien désarmés

Certes, les auditeurs retenus s’essayèrent bien à contester les rémunérations effarantes des dirigeants des grandes entreprises. Mais seuls cinq d’entre eux ont pu prendre la parole au cours d’une émission de 38 minutes. À raison d’une minute de prise de parole par auditeur, il restait donc 33 minutes aux invités de France Inter pour… réfuter les questions et imposer les leurs. Pis : les auditeurs n’avaient aucun moyen de répliquer aux réponses que les invités déroulaient tranquillement. Un débat ou du catéchisme patronal ?

 Un journaliste fantôme

Les auditeurs étant empêchés de prendre la parole dans des conditions correctes, c’était alors au présentateur de l’émission, Pierre Weill, de faire le travail incombant normalement à tout journaliste qui entend animer une émission de débat public : contextualiser les interventions des invités, questionner leurs omissions ou leurs partis pris et apporter de la contradiction. La réalité, malheureusement, a été tout autre : c’est à un journaliste quasiment absent auquel ont eu affaire les auditeurs de France Inter. Résultat : la radio publique a offert un boulevard aux « spécialistes » invités, qui ont ainsi pu dérouler leurs défense pro domo sans aucune remise en question.

Alors que « Le téléphone sonne », se présente comme une émission « [invitant] plusieurs spécialistes pour répondre aux questions des auditeurs », l’émission du 14 mai ne fut qu’une médiocre leçon de libéralisme, administrée par des porte-voix plus ou moins revendiqués du patronat. Un pluralisme bafoué pour une farce aimablement financée par le service public.

Un collectif d’Acrimed

P-S : Si par hasard, il prenait l’envie au « téléphone sonne » de (re)faire ce débat sur les rémunérations patronales avec de véritables contradicteurs, nous ne saurions que trop leur conseiller de consulter… leur propre page internet, sur laquelle les auditeurs ont laissé un florilège de commentaires critiques et de réfutations des arguments avancés par le trio libéral.

 
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