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En direct des ondes patronales (version complète)

par Benjamin Accardo, Blaise Magnin, Denis Perais,

Nous publions ci-dessous la version intégrale d’un article paru en avril 2013 dans le n°7 de Médiacritique(s), le magazine trimestriel d’Acrimed, article dont nous n’avons publié qu’un extrait le 18 avril de la même annéee (Acrimed)

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Les « matinales » et les « rendez-vous » politiques des grandes radios, bien qu’ils n’aient pas l’impact des JT en termes d’audience, font référence dans le paysage de l’information. Aussi, la qualité du traitement des grands dossiers socioéconomiques y apparaît-elle particulièrement cruciale. La comparaison, au sein de quelques-unes de ces émissions radiophoniques, du nombre d’invitations réservées aux représentants du patronat et des milieux d’affaires d’un côté, et des syndicats de salariés de l’autre, semblait pouvoir constituer un bon indice du pluralisme qui y a cours. Résultat ? Une victoire par KO des représentants du patronat [1].

Une présence démesurément patronale

Le décompte détaillé des invitations (voir ci-dessous) montre que les « grands rendez-vous » de l’information des principales radios ne s’encombrent pas avec la recherche d’un quelconque équilibre : 151 invitations pour les représentants du patronat et des milieux d’affaires (71,9 %), et 59 seulement (28,1 %) pour ceux des syndicats de salariés. La distorsion devient même vertigineuse lorsque l’on sait que la France compte 2,7 millions d’entreprises, et donc autant d’entrepreneurs, pour… dix fois plus d’actifs (28,4 millions) !

Pis encore : en dehors de Laurence Parisot, ce sont des représentants de la centaine d’entreprises qui dépassent le seuil de 5 000 salariés qui monopolisent la parole, les représentants des petites et moyennes entreprises n’ayant pas droit de cité au micro des « grands intervieweurs ». Ce qui ne veut pas dire que leur situation n’est pas régulièrement convoquée à l’antenne par les éditocrates pour justifier des politiques toujours plus favorables à toutes les entreprises. RMC s’illustrant particulièrement dans cet exercice (Voir par exemple « À quoi sert RMC ? »).

Et comme si cette écrasante domination des employeurs dans les émissions d’information générale ne suffisait pas, la plupart des grandes radios dédient des programmes spécifiques au monde de l’entreprise.

- Sur « Europe 1 soir », entre 22h30 et 23h, presque chaque jour de la semaine, Jean-Michel Dhuez accueille chaleureusement des représentants patronaux à son micro dans son « interview éco » ;

- Sur France Info, Olivier de Lagarde se contente d’une cajolerie hebdomadaire, le samedi matin, sachant que Jean Zeid offre déjà l’hospitalité du lundi au vendredi aux « entrepreneurs du nouveau monde » tournés vers « l’univers high-tech » ;

- Sur France Inter, le samedi matin entre 9h10 et 10h, Alexandra Bensaïd reçoit presque qu’exclusivement des représentants patronaux dans « On n’arrête pas l’éco », tandis qu’à 7h43 le même jour Brigitte Jeanperrin profite de son « interview éco » pour converser courtoisement avec de nombreux représentants des milieux d’affaires.

Encore convient-il de ne pas oublier, , pour que le tableau soit complet, les chroniqueurs économiques emmenés par les Éric Le Boucher et Axel De Tarlé sur Europe 1, Emmanuel Cugny sur France Info, Dominique Seux et Nicolas Beytout sur France Inter, Nicolas Doze sur RMC, Jean-Louis Gombeaud et Christian Ménanteau sur RTL Et c’est peu de dire que leurs chroniques, comme d’ailleurs les lignes éditoriales des émissions consacrées à l’économie, font peu de place aux préoccupations, aux intérêts ou aux points de vue des salariés…

Quant aux « experts » et économistes qui irriguent de leur omniscience l’ensemble de ces programmes, il va sans dire que leur « neutralité » nourrie d’orthodoxie libérale ne saurait trop heurter les consciences patronales.

Une déférence assurément bienveillante

Et « les grandes voix » des radios savent faire preuve d’une cordialité toute mondaine lorsqu’ils font face aux représentants des milieux d’affaires. Ainsi de Jean-Jacques Bourdin qui ne cache pas son plaisir immense, mâtiné de fascination et de connivence, de recevoir le 15 février le PDG de Total, Christophe de Margerie : « Merci d’être avec nous, ça me fait plaisir de vous recevoir, c’est la première fois que vous venez sur RMC et BFMTV le matin, c’est vrai qu’on vous surnomme l’Oriental ou Big Moustache ? c’est vrai ça ? [...] Big Moustache, c’est plutôt sympa d’ailleurs, dites moi mieux vaut être PDG de Nissan que PDG de Total… Parce qu’on gagne quatre fois moins quand on est PDG de Total, Christophe de Margerie ! » Et quand il est fait référence au gigantisme du pétrolier et à ses profits mirifiques, Jean-Jacques Bourdin s’esclaffe d’admiration : « C’est énorme… Être à la tête d’une entreprise qui fait 200 milliards d’euros de chiffre d’affaires…  »

Devant une telle déclaration d’amour, Laurent Bazin ne pouvait pas rester inerte. Le 21 février sur RTL, à la fin d’un entretien déjà très courtois entre Jean-Michel Aphatie et Laurence Parisot, il ne peut qu’adresser un dernier compliment à la présidente du Medef : « Vous reviendrez, on vous accueillera évidement avec plaisir sur RTL comme toujours. »

Confronté à une telle concurrence, le 10 janvier sur Europe 1, Jean-Pierre Elkabbach, dont l’obséquiosité à l’endroit des puissants est proverbiale, avait su lui aussi recevoir la présidente du Medef avec tous les honneurs (patronaux) dûs à son rang : « Vous vous rendez compte Bruce [Toussaint], la dernière séance de négociation avec les syndicats commence dans 40 minutes, Laurence Parisot merci d’être là avec nous c’est assez exceptionnel […] Les 45 patrons du conseil exécutif du Medef réunis hier soir vous ont auditionné, d’après ce qu’on m’a raconté, on vous a applaudie. C’est vrai ? »

La suite est à l’avenant. Les quelques questions sont autant de perches tendues à Laurence Parisot pour l’aider à montrer tout ce que l’organisation patronale accepte de concéder aux syndicats et sa générosité envers les salariés – manière d’insiter sur l’unanimité du Medef derrière ses négociateurs et donc de souligner en creux les divisions syndicales.

Quand son invitée du jour s’empêtre dans des considérations techniques sur la question de la taxation des CDD (en s’efforçant de montrer que la puissance publique n’est pas plus vertueuse que les patrons et que la demande des syndicats de les taxer est en conséquence plutôt mal venue), Jean-Pierre Elkabbach vole à son secours : « L’État et les collectivités locales utilisent moins, ou est-ce qu’ils utilisent plus de CDD que vous les patrons ? » Laurence Parisot, qui n’en demandait pas tant, n’a plus qu’à remercier son porte-parole : « Vous avez raison de mettre ça en avant, l’essentiel de cette croissance, 60 % est de la responsabilité des administrations publiques. »

Dans le même registre, le 14 février sur France Info, Raphaëlle Duchemin invitait Philippe Varin, président du directoire de PSA, à « accélérer cette fermeture [de l’usine d’Aulnay] compte tenu des tensions qui s’y déroulent. » Nous ne savions pas que le rôle d’un journaliste était d’organiser des plans de licenciements massifs...

Et quand un « passeur de plats » semble pousser son hôte dans ses retranchements, comme lorsque Jean-Jacques Bourdin sembla acculer Christophe de Margerie sur le gaz de schiste le 15 février, l’animateur se retrancha rapidement derrière un « chauvinisme de terroir » tout personnel : « Vous savez pourquoi vous ne m’avez pas convaincu ? Parce que je défends mon territoire, je défends mes Cévennes que j’aime tant. » Faut-il comprendre que Total peut continuer ses recherches partout ailleurs dès l’instant où il ne perturbe pas le confort de l’animateur ? Jean-Jacques Bourdin, le « nombril du monde » ? Pas exactement. Sous couvert d’impertinence, il ne s’agissait, finalement que d’entretenir, en toute cordialité, la simulation d’un affrontement, comme l’indique le mot de la fin de Jean-Jacques Bourdin : « Merci Christophe de Margerie d’avoir joué le jeu. »

Cette déférence ostentatoire de journalistes (ou du moins de ceux qui appartiennent à l’élite de la profession) à l’égard des éminences patronales n’a rien de surprenant. Le 10 septembre 2007 déjà, sur son blog, Jean-Michel Aphatie exprimait sa grande fascination pour ces grands capitaines d’industrie, et ne manquait pas de cajoler à nouveau le PDG d’une firme automobile, le 15 février 2013, à l’occasion d’un entretien empreint d’une déférence évidente : « Carlos Ghosn, le PDG de Renault-Nissan était l’invité du Grand Jury, dimanche. L’occasion de faire avec lui un tour d’horizon des problèmes particuliers de l’activité automobile, abordés avec beaucoup d’assurance et un grand sens de la pédagogie par le constructeur automobile. »

Et Jean-Jacques Bourdin, le 15 février n’oublia pas de faire la révérence devant son invité : « Mais non, vous n’êtes pas un ennemi Christophe de Margerie. » On respire... Et l’on se souvient alors que l’animateur de la matinale de RMC se plaît à fraterniser avec ses illustres interlocuteurs : la fréquentation assidue de son propriétaire, Alain Weill, dont il est par ailleurs le conseiller, lui a permis de devenir son... ami, comme il l’avait révélé à l’occasion d’une conversation très confraternelle avec Guillaume Erner de France Inter et de Christophe Ono-dit-Biot du Point, le 22 décembre 2010 lors de l’émission de la radio publique « Souriez, vous êtes informés ».

Force est de constater que le contraste est saisissant avec la réception des syndicalistes… pour lesquels les « matraques » (verbales…) sont souvent de sortie ! Que ce soit pour Christian Mahieux (le 16 janvier 2009), Xavier Mathieu (le 21 avril 2009), Mickaël Wamen (les 3 et 12 février), Jean-Pierre Mercier (les 20 juillet 2012 et 3 février 2013) et Édouard Martin (le 3 février 2013) invités respectivement par Jean-Michel Aphatie, David Pujadas, Pascale Clark, Éric Brunet ou Jean-Pierre Elkabbach. C’est ce que permettent de vérifier, à titre d’exemples les interrogatoires conduits par Pascale Clark et Jean-Pierre Elkabbach.

Benjamin Accardo, Blaise Magnin, Denis Perais

Annexe : décompte précis par station

 Europe 1 : entretiens matinaux de Bruce Toussaint, Jean-Pierre Elkabbach et leurs remplaçants + « Le Grand Rendez-Vous » :
- Syndicats : 17. CFDT (6) + CGT (8) + FO (2) + Union syndicale Solidaires (1) ;
- Patronat, milieux d’affaires et de la finance : 68. Laurence Parisot : 8 ; autres : 60 dont dont Jacques Attali (5) et Alain Minc (3).

 RTL  : entretiens matinaux de Jean-Michel Aphatie et ses remplaçants + « Le Grand Jury » :
- Syndicats : 17. CFDT (6) + CGT (10) + FO (1) ;
- Patronat, milieux d’affaires et de la finance : 39. Laurence Parisot : 10 ; autres : 29 dont Jacques Attali (1) et Alain Minc (1).

 RMC : entretiens matinaux de Jean-Jacques Bourdin et ses remplaçants :
- Syndicats : 5. CFDT (2) + FO (2) + CGT (1) ;
- Patronat, milieux d’affaires et de la finance : 13. Laurence Parisot : 4 ; autres : 9.

 France Inter : entretiens matinaux de Patrick Cohen et ses remplaçants + « Radio France Politique » devenu « Tous politiques » :
- Syndicats : 11. CFDT (5) + CGT (4) + FO (2) ;
- Patronat, milieux d’affaires et de la finance : 18. Laurence Parisot : 1 ; autre : 17 dont Jacques Attali (2).

 France Info : entretiens matinaux de Raphaëlle Duchemin et ses remplaçants :
- Syndicats : 9. CFDT (5) + CGT (2) + FO (2) ;
- Patronat, milieux d’affaires et de la finance : 13. Laurence Parisot : 3 ; autres : 10 dont Jacques Attali (1).

 Total  :
- Syndicats : 59. CFDT (24) + CGT (25) + FO (9) + Union syndicale Solidaires (1) ;
- Patronat, milieux d’affaires et de la finance : 151. Laurence Parisot : 26 ; autres 125 dont Jacques Attali (8) et Alain Minc (5) [2].

 
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Notes

[1Nous avons comptabilisé leurs passages respectifs aux micros matinaux d’Europe 1 (Jean-Pierre Elkabbach et Bruce Toussaint), France Info (Raphaëlle Duchemin), de France Inter (Patrick Cohen), RMC (Jean-Jacques Bourdin) et RTL (Jean-Michel Aphatie) du 18 juin 2012 au 11 mars 2013, Les « Grand-Jury RTL » (du 3 septembre 2006 au 10 mars 2013), « Grand-Rendez-Vous » d’Europe 1 (du 2 janvier 2011 au 10 mars 2013), et « Radio France Politique » devenu « Tous politiques » sur France Inter (du 4 septembre 2011 au 10 mars 2013).

[2Jaccques Attali et Alain Minc ont été comptabilisés comme représentants du patronat puisqu’ils sont eux-mêmes dirigeants d’entreprise : le premier est président de plaNet Finance, le second d’AM Conseil.

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