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"Coup de force" de Dassault contre L’Express

Le 29 mai est passé, plus besoin de prendre de gants. Après avoir tenté de mettre au pas Le Figaro [1], Dassault a décidé de faire le ménage à L’Express, trop critique à l’égard de l’Elysée, paraît-il. Première étape : recomposer le Conseil de surveillance, chargé de l’indépendance éditoriale des titres. La rédaction de L’Express menace de faire grève.

Les journalistes de L’Express, réunis en Assemblée générale mardi 31 mai, ont adopté une motion où ils menacent de faire grève à partir de jeudi 2 juin, en réponse à la mainmise du groupe Dassault sur le Conseil de surveillance du groupe Express-Expansion [2].

Le Conseil de surveillance du groupe comportait jusqu’ici huit membres : trois représentants du propriétaire (le groupe Dassault), le président de la Société des journalistes de L’Express, et quatre " personnalités indépendantes ", dont Jacques Duquesne, président du Conseil de surveillance. Cette formule, censée garantir l’indépendance éditoriale des titres, avait été mise en place en 1997 par Denis Jeambar, président du directoire du groupe (et directeur de la rédaction de L’Express) [3].

Mardi 31 mai au matin, une Assemblée générale de la société avait à son ordre du jour le remplacement à la tête du Conseil de surveillance de Jacques Duquesne, atteint par la limite d’âge (75 ans). Ce dernier et Denis Jeambar plaidaient pour le choix d’une " personnalité indépendante ".

Mais Rudi Roussillon, proche de Serge Dassault, s’est lui-même porté à la présidence, et a annoncé que le Conseil ne comporterait plus que trois membres, tous représentants de Dassault [4]. Les " personnalités indépendantes " (parmi lesquels Bernard Brunhes et Jean Peyrelevade) sont donc évincées [5].

Réunie dans l’après-midi, l’Assemblée générale de la rédaction de L’Express, a adopté, par 120 oui et 9 non, une motion (que cite l’AFP le 31 mai 2005) indiquant que " dans l’hypothèse où l’actionnaire s’obstinerait dans cette voie, il ne resterait aux journalistes de L’Express d’autre recours que de cesser le travail à compter du jeudi 2 juin " [6].

Serge Dassault, devenu propriétaire du groupe Express-Expansion par le biais du rachat de la Socpresse en mars 2004, serait, selon le site Internet de Libération (31 mai), " agacé depuis des mois par la ligne du journal ", reprochant à Jeambar " des couvertures trop défavorables à Jacques Chirac " [7]. Une bonne partie du chiffre d’affaire du marchand d’armes Dassault repose sur des commandes de l’Etat, ou des transactions avec des Etats étrangers sur lesquelles le gouvernement français peut avoir une certaine influence.

Ironie de l’histoire, l’ “ organisation des pouvoirs " aujourd’hui balayée par Dassault est celle qu’il avait acceptée en 1997 quand Denis Jeambar lui avait proposé de reprendre L’Express pour contrer les convoitises du Monde [8]. La rédaction de L’Express s’était alors prononcée pour Dassault contre Le Monde...


(Complément du 4 juin 2005)

Jeudi 2 juin 2005 au matin, lors d’une discussion avec les représentants de la Société des Journalistes (SDJ) de L’Express et des délégués syndicaux, Rudi Roussillon (Dassault) propose d’admettre deux " personnalités indépendantes " dans le Conseil de surveillance, et accepte que l’actionnaire signe la " Charte éditoriale " du journal. Néanmoins, le groupe Dassault refuse toujours que la présidence du Conseil de surveillance revienne à une " personnalité indépendante ". Réunie en Assemblée générale (AG) à 10 h., la rédaction de L’Express vote la grève jusqu’à la fin de journée. A 18 h., l’AG de la rédaction décide la reprise du travail, pour permettre la parution du prochain numéro de l’hebdomadaire. Sur 135 journalistes (pour une rédaction qui en compte 164), 97 se sont prononcés pour la suspension de la grève, et 36 contre (selon une dépêche AFP du 2 juin 2005). Des négociations sont prévues notamment sur l’identité des " personnalités indépendantes " membres du Conseil, et sur la question de la présidence du Conseil de surveillance, point sur lequel, selon la SDJ, les journalistes seraient prêts à cesser à nouveau le travail.


(Complément du 23 juin 2005)

Jean-Christophe Ruffin et Bernard Pivot vont entrer au Conseil de surveillance du Groupe Express-Expansion en tant que " personnalités indépendantes " : c’est le résultat de la négociation entre les représentants des journalistes de L’Express et Rudi Roussillon, conseiller de Serge Dassault et nouveau président du Conseil de surveillance (selon une dépêche AFP du 20 juin 2005, citant le président de la Société des Journalistes (SDJ) de L’Express).
Ce Conseil de surveillance comptera désormais quatre représentants du groupe Dassault (Rudi Roussillon, Francis Morel [9], Philippe Hustache et une autre personne à désigner), les deux " personnalités indépendantes ", et le président de la SDJ de L’Express.
Les journalistes de L’Express demandaient aussi que le Conseil de surveillance continue d’être présidé par une " personnalité indépendante ", mais ils n’ont pas obtenu gain de cause sur ce point : Rudi Roussilon, nommé le 31 mai, sera le président. Une assemblée générale de la rédaction de L’Express, lundi 20 juin, a entériné l’accord obtenu par ses représentants.


Patrick Poivre d’Arvor aurait été sollicité par Serge Dassault " il y a quelques semaines " pour remplacer Denis Jeambar à la direction de la rédaction de L’Express, selon Marianne (18 juin 05). Le propriétaire de la Socpresse entend exercer son droit de " faire diriger ses journaux par qui bon lui semble " : lors d’un entretien récent avec Jeambar, il aurait lancé " C’est quand même mon argent. " [10] Le nom du présentateur du 20 Heures de TF1 - célèbre co-auteur de la fausse interview de Castro, et condamné dans l’affaire Botton [11] - a d’ailleurs été avancé par les hommes de Dassault lors des négociations avec les représentants des journalistes sur les " personnalités indépendantes " du Conseil de surveillance. Mais les journalistes de L’Express ne veulent pas " en entendre parler "... Et le 21 juin, lendemain de l’AG où ils approuvaient l’accord passé avec Dassault, ils apprenaient que Jeambar serait sur le départ : selon une brève de Libération (21 juin 05), il figurerait parmi les deux candidats (l’autre est Arlette Chabot) qui " restent dans la course " pour diriger les rédactions de Canal Plus et I-télé.

 
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Notes

[2L’Express, L’Expansion, Lire, L’Entreprise, etc.

[3Jacques Duquesne est ancien cofondateur et président du Point, où Denis Jeambar a effectué une partie de sa carrière...

[5Invité le soir même dans " France Europe Express " sur France 3 (animé par Christine Ockrent, ancienne directrice de L’Express), le spécialiste des relations sociales Bernard Brunhes ne pipa mot de son congédiement du matin.

[6Le " bouclage " (achèvement rédactionnel) de L’Express intervient le jeudi et le vendredi.

[7Dans " Tout le monde en parle " sur F2 le 4 juin, Dominique Ambiel, ancien conseiller du Premier ministre Jean-Pierre Raffarin, est reçu par Thierry Ardisson.
Ardisson.- " Un jour, il y a L’Express qui fait un titre, " Raffarin, la fin ", et vous, vous appelez en demandant qu’on change le titre... "
Ambiel.- " Non, je demande pas de changer le titre. Je pose la question, je dis " Est-ce que - c’est pas bien, on est en automne 2003, je vous rappelle que, il vient de quitter le gouvernement, on est en mai 2005, donc ils avaient un peu d’avance - " Raffarin, la fin ", je dis : " est-ce que vous ne croyez pas que ce serait bien de poser la question, simplement ? " Effectivement, ils ont mis un point d’interrogation. Ils ont eu raison, je pense que je leur ai rendu un grand service " (lire la dépêche AFP " Les principales dates du gouvernement Raffarin " (lien périmé)).

[10Marianne écrit par ailleurs, dans un article sur " Le pouvoir des actionnaires " : " Devenu propriétaire à 100% du magazine, l’avionneur Serge Dassault exige de contrôler le conseil de surveillance. La direction et la rédaction résistent. Nous pouvons être solidaires. Mais ce contre quoi ils s’insurgent, en vérité, c’est le système (ce capitalisme pur et “non faussé” incarné par Nicolas Sarkozy) que L’Express défend par ailleurs dans ses colonnes en exigeant, au nom de la modernité, qu’on cesse de l’entraver. "

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