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Copinages médiatiques et connivences sportives (2) : Michel Platini et L’Équipe

par David Garcia,

Suite de notre article sur la connivence journalistique dans le milieu sportif. La suspension de Michel Platini par le Tribunal arbitral du sport (TAS) a mis en lumière la complaisance dont certains médias font preuve – et ont fait preuve par le passé – à l’égard de l’ancien numéro 10 de l’équipe de France. Après Jacques Vendroux, illustration cette fois avec le quotidien L’Équipe.

« Nous l’avons trop aimé »

Si Jacques Vendroux appartient au premier cercle des platinolâtres, L’Équipe n’a jamais été en reste. Au lendemain de l’arbitrage rendu par le TAS, le quotidien sportif publie un éditorial enflammé (le 10 mai 2016) réclamant l’absolution du souverain destitué. « Chers payés » – c’est le titre de l’article – offre un condensé du légitimisme d’un journal voué à faire éternellement allégeance aux champions du moment et autres légendes vivantes ou trépassées :

C’est un reproche qui nous est souvent adressé, et autant l’avouer tout de suite, il possède une part de vérité : nous serions trop gentils avec Michel Platini. Alors que le moindre soupçon de « conflit d’intérêts » ou de « gestion déloyale » (sans même parler de corruption) nous vrille d’habitude la morale, nous éprouverions envers « Platoche » une forme de mansuétude aussi coupable que le verdict prononcé hier matin par le TAS. Et alors ? Faudrait-il juger l’ancien capitaine de l’équipe de France aux soixante-douze sélections et aux trois Ballons d’or comme un vulgaire délinquant en col blanc en oubliant avec quelle classe il a rajouté du bleu et du rouge sur son légendaire numéro 10 ? […] Nous l’avons trop aimé pour ne pas ressentir aujourd’hui une très grande tristesse, et un encore plus grand sentiment de gâchis, à voir, sali, à terre, condamné, celui qui passait, il y a encore quelques mois, pour un « chevalier blanc ».

« Trop gentils », voire franchement complaisants avec les grandes figures du sport. Selon L’Équipe, il existerait donc deux catégories de sportifs. D’un côté, les lauréats du Ballon d’or, qui récompense le meilleur footballeur de l’année. Et de l’autre, le reste du monde. Les Ballons d’or seraient un peu plus égaux que le vulgum pecus devant la loi ou les règles du commun. Et ne sauraient être jugés comme des « vulgaires délinquants en col blanc ». Ou bleu. En professionnel averti, l’éditorialiste nuance son propos, dans un souci louable de ne pas apparaître comme un groupie façon Vendroux : « Ces souvenirs et ces espoirs ne doivent pas nous aveugler. Contrairement à ce qu’il affirme depuis le début de cette affaire, Michel Platini n’est pas "irréprochable". » L’auteur, le rédacteur en chef Jean-Philippe Leclaire, enchaîne en dénonçant une « faute morale doublée d’une grossière erreur politique, car il fallait être doucement naïf, ou au contraire formidablement cynique, pour penser que ce solde de tout compte ne lui reviendrait pas un jour en pleine figure ».

Avant de reprendre rapidement le fil de sa déclaration de gentillesse : « Quitte à passer une nouvelle fois pour "trop gentils" envers lui, nous faisons partie de ceux qui pensent que Michel Platini devra, sa peine purgée, à nouveau jouer un rôle dans le football. Au rayon quincaillerie de la FIFA, ses casseroles ne méritent pas la perpétuité. » Les héros ne doivent pas mourir ? Cela semble être l’idée.


Une longue idylle…

Entre le dirigeant Platini et le groupe L’Équipe – avec son quotidien du même nom et son magazine, France Football –, c’est l’histoire d’un long compagnonnage qui démarre une décennie plus tôt. Lorsque « Michel » décide de se lancer dans la course à la présidence de l’UEFA, il demande tout naturellement un coup de main à son vieil ami Gérard Ernault, directeur de France Football et ancien patron de la rédaction de L’Équipe. Ce dernier accepte de lui « rédiger une lettre de candidature, de sa plus belle écriture. Simple retour d’ascenseur. Ernault n’a pas oublié le dévouement de l’ex-Turinois, qui l’a recruté au Comité français d’organisation de la Coupe du monde 1998, en attendant que la place de directeur de la rédaction de France Foot se libère. Platini s’inspire de la bafouille d’Ernault, et en adresse une version manuscrite au président de la Fédération française, Jean-Pierre Escalettes, conformément au règlement [1]. »

Sûr de pouvoir compter sur des relais accommodants au sein des rédactions de L’Équipe et de France Football, Michel Platini peut voler tranquillement vers la victoire, sans risquer d’être importuné par des journalistes trop pugnaces ou tout simplement curieux. « On ne le critique pas beaucoup, mais il était normal [sic] de faire campagne en sa faveur car il défend certaines valeurs du sport », reconnaissait Laurent Wetzel, reporter à France football. À l’époque, la proximité de Platini avec le président de la FIFA, le pourtant déjà très controversé Sepp Blatter, et la réalité de la mission qui lui vaudra d’être suspendu, ne semblaient guère passionner les journalistes de France Football et de L’Équipe. « Candidat des petits pays et des nations de l’Est européen, ferraillant contre l’argent roi et la toute-puissance des grands clubs, Michel Platini tenait un discours susceptible de plaire aux médias, friands de ces personnages de Zorro qui promettent de taper dans la fourmilière, tout en faisant allégeance au système. »

L’idylle se poursuivra durant les mandats du Français à la tête de la confédération européenne de football. Sans l’ombre d’un nuage, concernant L’Équipe en tout cas. Le point d’orgue de la chanson de geste platinienne sera atteint le 10 mai 2008. Ce jour-là, L’Équipe magazine publie un numéro spécial de 114 pages à la gloire de notre Michel national, sobrement intitulé « 100% Platini ». Aux manettes, on retrouve, déjà, Jean-Philippe Leclaire, platiniste distingué. Pas une seule fausse note dans ce concert de louanges. Entre autres révélations fracassantes, le dernier chapitre, « Le président », nous apprend qu’« avec Platini, on bosse, mais dans la décontraction. Ça avance… ». Quel talent, l’ancien meneur de jeu des Bleus : « C’est ça être n° 10, il faut improviser, créer, imaginer. Ne jamais se laisser démonter ».


… en dents de scie

Auteur de deux biographies de Michel Platini – Le Roman d’un joueur, paru en 1998, et Platoche, sorti en mai 2016, tous deux chez Flammarion –, Jean-Philippe Leclaire est dans une sorte de « je t’aime moi non plus » avec l’ex-idole des Bleus. Entre fascination et distanciation. « Je ne souhaite pas collaborer, mais je ne vous mettrai pas non plus des bâtons dans les roues », avait prévenu Platini en amont de sa première enquête [2]. Résultat : une première biographie « peut-être pas officielle, mais dûment autorisée par Platoche, à qui Leclaire a fait relire le manuscrit avant publication. Ulcéré par certaines allusions, Platini le menace alors de procès ». L’auteur s’exécute et retire les passages incriminés.

Comme on n’est jamais mieux servi que par soi-même, L’Équipe publie les « bonnes feuilles » de sa deuxième biographie, Platoche, le 18 mai 2016, sur deux pages. Bien informé, ne mettant de côté aucun des dossiers qui pourraient fâcher l’idole, ce livre tranche avec l’appel à la clémence lancé dans L’Équipe par le même journaliste. Leclaire conclut son ouvrage avec les mots suivants : « "Michel se sent seulement coupable de négligence", affirme Alain Leiblang. Peut-être devrait-il aussi ressentir un manque cruel de lucidité. En s’alliant dès 1998 avec Sepp Blatter, la conscience sportive a signé un pacte faustien qu’il n’a jamais su maîtriser. » Schizophrénie ? Dédoublement de la personnalité professionnelle ? Ou rusé positionnement, tantôt incisif dans les livres d’enquête, tantôt « esprit maison » dans L’Équipe ? Un pied dans le journalisme, un autre dans la fabrication des « légendes » du sport…

Suprême habileté, Jean-Philippe Leclaire s’offre au passage le luxe de faire la leçon aux confrères et néanmoins concurrents de France Football. Longtemps, le magazine a glorifié le président Platini, à l’instar de L’Équipe. Jusqu’à un brutal revirement éditorial, opéré le 29 janvier 2013, avec la parution d’un dossier qui sera repris par les médias du monde entier : « Mondial 2022 : le Qatargate ». Y est notamment évoqué un déjeuner à l’Élysée, en novembre 2010, auxquels ont participé, outre Nicolas Sarkozy, Michel Platini et l’émir du Qatar. Acté lors de cette rencontre, le soutien du président de l’UEFA à la candidature qatarie aurait pesé lourd dans l’attribution du Mondial, neuf jours plus tard, selon France Football.

Avec ce « scoop » mondial, France Football, en perte de vitesse depuis des années, redore son blason. Tandis qu’au même moment, et jusqu’à ce jour, L’Équipe continuait de soutenir Michel Platini les yeux fermés. La biographie éclaire de manière très instructive les coulisses de ces « révélations » : « Michel Platini a d’autant moins vu le coup arriver que l’un des deux coauteurs du dossier [Éric Champel] passait jusque-là pour un journaliste "ami". Reporter au Midi libre où il couvrait notamment les exploits du club de Montpellier, Champel a pris un congé sans solde de huit mois pour devenir chef de presse du CFO [comité français d’organisation] sur le site montpelliérain pendant la coupe du monde 1998. Entré à L’Équipe, il a publié neuf ans plus tard un livre, Platini président (éditions Prolongations), qui n’avait rien d’un brûlot, bien au contraire, puisqu’il se terminait sur cette phrase : "L’exceptionnelle réussite de ce visionnaire intrépide ne s’est pas pour autant jouée à pile ou face". »

Mis au courant, en juin 2013, de la parution d’une nouvelle série d’articles dans France Football sur le Qatar, Michel Platini « s’adresse en direct à François Morinière, le patron du journal : "Michel m’a dit : ‘Je sais que vous faites encore un truc contre moi, la seule chose que je vous demande, c’est de ne pas salir mon fils’. Je lui ai répondu ‘Ok, j’en parlerai à la rédaction.’ " » [3] Consigne appliquée à la lettre. Le 11 juin, France Football titre en une : « Platini, la mise à l’épreuve ». Mais ne pipe mot sur l’embauche par Qatari sports investment de Laurent Platini, un an après le fameux déjeuner élyséen. Un recrutement qui alimente les soupçons de conflit d’intérêts. « On a mis un point d’honneur à ne pas en rajouter sur le sujet », assume Éric Champel.

Sur ce point, L’Équipe est raccord avec France Football. Pas la peine d’en « rajouter » quand on risque de « salir » les icônes du sport. Quelques jours après le déclenchement de l’affaire des deux millions de francs suisses qui préoccupent le TAS, le quotidien publie un article relatant les faits du seul point de vue de Michel Platini, sans que celui-ci soit cité entre guillemets ! Étrangement, la mention « selon Platini » est absente. Comme s’il allait de soi que la version des faits énoncée par le président de l’UEFA était nécessairement exacte, eu égard à son statut et à son passé prestigieux : « Désireux d’obtenir une rémunération tournant autour de 1 million de francs suisses annuels, Platini a eu du mal à se mettre d’accord avec Blatter. Pendant un temps, il a donc travaillé sans être rémunéré, avant, finalement, de percevoir cette somme d’un peu plus de 1 million de francs suisses. Elle a fait l’objet d’un contrat entre les deux parties et a été versée à cette période » [4]. Par la suite, on apprendra que le contrat en question était purement oral. Encore eût-il fallu porter à la connaissance du lecteur ce détail. Faute de quoi, en prenant au pied de la lettre l’article, on peut penser que Platini et Blatter ont paraphé un contrat écrit.


***



Quelques jours avant le verdict final qui allait définitivement enterrer les velléités de Michel Platini de poursuivre son mandat à la tête de l’UEFA, même L’Équipe, sentant peut-être le vent tourner, adoptait un ton moins amical. « On n’a toujours pas compris pourquoi Platini a attendu neuf ans pour toucher l’argent qui lui était dû…. » ; « Platini a été cité dans les Panama papers. Son image d’homme qui n’est pas intéressé par l’argent en prend un coup. » Platini, c’est fini ? Pas tout à fait. Le 19 mai 2016, Étienne Moatti, intervieweur habituel de Michel Platini, s’enquérait encore des revendications du condamné, qui réclame un traitement digne de son rang : « J’aspire à présenter cette démission [de la présidence de l’UEFA] face aux cinquante-cinq associations nationales qui composent l’UEFA et qui m’ont fait l’honneur de m’élire à sa présidence à trois reprises. » Et d’ajouter, sur l’air de la victime d’un acharnement judiciaire, voire d’une double peine : « Je ne sais toujours pas les possibilités que j’ai. Est-ce que j’ai le droit de regarder un match à la télé ? Est-ce que j’ai le droit de jouer au foot dans mon jardin ? Est-ce que j’ai le droit de répondre à un journaliste qui m’interroge ? Ce serait bien que je sache » [5]. Grâce à L’Équipe, nous ne manquerons pas d’apprendre, au fil des prochains épisodes de la saga Platini, si l’ancienne star française du ballon rond a pu regarder l’Euro, son Euro, à la télévision. Ou s’il a dû se cacher dans son jardin pour échapper aux autorités.


David Garcia

 
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Notes

[1Cette citation et les deux suivantes sont extraites de La Face cachée de L’Équipe, chapitre « Sa majesté Platini », p. 383-390, David Garcia, Danger public, 2008

[2Cette citation et la suivante sont extraites de La Face cachée de L’Équipe, op. cit.

[3Jean-Philippe Leclaire, Platoche, op. cit.

[4L’Équipe du 1er octobre 2015.

[5L’Équipe du 19 mai 2016, « J’ai le droit de jouer dans mon jardin ? ».

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