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Colombani bousculé par sa rédaction

par Patrick Lemaire,

Lors de l’Assemblée générale des journalistes du Monde, les " opposants " à la direction ont obtenu 3 sièges sur 5. Mais il ne faut pas le dire !

" Les anti-Colombani gagnent du terrain au Monde ", titre Libération (30 juin 2003) après la réunion, vendredi 27 juin, de la Société des Rédacteurs du Monde (SRM) [1].

Certes, la SRM a porté à sa présidence et à sa vice-présidence respectivement Marie-Béatrice Baudet et Christophe Jakubyszyn, présentés comme " colombanistes ". Mais, alors que cinq des douze sièges du Conseil d’Administration de la SRM étaient soumis à renouvellement, " les opposants à la direction du journal en ont emporté trois ". Ce résultat est interprété par " beaucoup " comme " un échec pour la direction, fragilisée par le livre-réquisitoire de Pierre Péan et Philippe Cohen, la Face cachée du Monde, paru en février ". D’ailleurs, le président sortant, Michel Noblecourt (arrivé au terme d’un mandat non renouvelable) a été critiqué par " les opposants ", " pour avoir collé à la stratégie de défense de la direction contre la Face cachée du Monde ".

Des opposants surnommés " les conjurés de la Gueuse " par la direction du Monde. Non parce que celle-ci s’identifie à la droite réactionnaire du XIXe siècle, et du début du XXe - qui appelait " la gueuse " la République tant abhorrée - mais parce que les " opposants " " se réunissaient, ces derniers mois, à la Gueuse, un café de la rue Soufflot à Paris ".

"La quasi-totalité des journalistes estime que le livre de Péan et Cohen contient des attaques personnelles inadmissibles contre Colombani et Plenel ", a expliqué à Libération un journaliste du Monde. " Mais une majorité pense aussi que la direction a tenté d’étouffer le débat interne sur sa stratégie ou ses méthodes " (lire Au Monde, feu sur les dissidents !). Un autre livre, Ma part du Monde, d’Alain Rollat, ancien proche de Colombani, " n’a pas contribué à apaiser le climat, poursuit Libé. D’autant que l’auteur déclare à qui veut l’entendre que le patron du Monde est intervenu auprès de plusieurs médias pour que son livre soit passé sous silence " (lire Les coulisses de la conquête du Monde et Alain Rollat : "Plenel est expert en dialectique").

La direction conserve néanmoins une large majorité au Conseil de la SRM, " mais le renouvellement de deux sièges, l’an prochain, pourrait renforcer le camp des opposants ", conclut Libé.

Pour sa part, Le Monde (daté 29 juin) avait préféré un compte rendu sec comme un constat d’huissier, s’abstenant pour une fois de tout commentaire, ce qui permet d’éviter les sujets qui fâchent. L’article ne fait par exemple aucune mention du Péan-Cohen. Une performance dans la langue de bois ! Seul le titre, mettant l’accent sur l’adoption de nouveaux statuts, laisse entrevoir les priorités de la direction du journal.

Le ton n’est guère moins sobre dans deux textes publiés sur le site Internet du Nouvel Observateur (dont le Monde est actionnaire), ce même 30 juin, quand est paru l’article de Libération. Le premier, intitulé " Marie-Béatrice Baudet présidente de la Société des rédacteurs " se veut informatif. C’est seulement au quatrième paragraphe qu’est constatée, sur un ton des plus " diplomatiques ", la progression des " opposants " : " On notera à ce propos que les opposants à la direction, dont ne fait pas partie la nouvelle présidente, ont obtenu trois élus sur les cinq postes à pourvoir. "

Le deuxième texte publié par le Nouvel Obs est un entretien avec Hervé Kempf (" journaliste au service international "), un des nouveaux élus à la SRM présentés par Libération comme " opposants ".

Des opposants à rien
et des élus " elevés au-dessus d’eux-mêmes "

Par rapport (en réaction ?) à l’article de Libé, c’est marche arrière toute ! Le Nouvel Obs titre l’entretien " Des réformateurs sages ". En effet, Hervé Kempf affirme : " Nous ne sommes pas des "opposants" à Jean-Marie Colombani, ni d’ailleurs à qui que ce soit, mais des réformateurs sages. Nous pensons simplement que la Société des rédacteurs est une instance essentielle à la vie du journal, et où l’on doit discuter ouvertement des problèmes. Depuis quelques années, la Société des rédacteurs, prise par des tâches importantes, comme le développement du groupe Le Monde, avait paru oublier la nécessité d’animer un débat permanent et actif au sein de la rédaction. C’est cette nouvelle sensibilité que souhaitent incarner les nouveaux élus de la SRM [NDLR Hervé Kempf et Jean-Pierre Tuquoi] ainsi que Sylvia Zappi. Notre message est clair : nous ne remettons pas tout en cause, mais nous souhaitons discuter et débattre (…) Dans le passé du journal, il y a eu des affrontements virulents, mais cela appartient à une autre époque. Aujourd’hui, divergence ne signifie pas conflit, désaccord ne signifie pas affrontement, et c’est de la discussion que sortiront les bonnes solutions. " Hervé Kempf demande aussi " un débat ouvert et bien informé à propos de la proposition d’entrée en bourse du journal, question sur laquelle je suis personnellement sceptique. "
A la question " Que pensez vous de la nouvelle présidence [NDLR :
Marie-Beatrice Baudet et Christophe Jakubyszyn] ? " il répond : " Le plus grand bien... Le fait d’être président élève les gens au dessus d’eux-mêmes. Je pense que Marie-Béatrice sera un juge de paix, qu’elle saura entendre ce qui a été dit, et l’intégrer pour faire vivre le débat au sein de la SRM. "
A propos du livre La face cachée du Monde, il avance : " Il y avait eu un véritable traumatisme, en raison de la violence de ce pamphlet qui est à bien des égards un tissu d’absurdités venimeuses. Mais le livre et les nombreux autres qui sont parus sur la presse (Daniel Carton, François Ruffin, etc.), ont eu le mérite de nous pousser à une réflexion collective et à une sorte de remobilisation. "

Donc, tenez-vous le pour dit, il n’y a pas d’ " opposants ", au Monde !

Il suffit pour s’en convaincre de lire, le lendemain, mardi 1er juillet, Le Figaro - qui depuis la sortie du livre de Péan-Cohen a observé à son sujet une rigoureuse omerta (lire Le Figaro méprise aussi sa rédaction). Titrant, dans sa page médias, " Un nouveau président pour la Société des rédacteurs ", le quotidien de la Socpresse sacrifie d’abord à l’impératif d’information, notant l’élection de Marie-Béatrice Baudet et de Christophe Jakubyszyn. Et que trois membres sortants du conseil ont été réélus : Marie-Béatrice Baudet, Jean-Michel Dumay et Sylvia Zappi.

Mais " le point de vue de cette dernière diverge souvent avec ceux de la direction ", ose Le Figaro, avant de compléter : " deux candidats qui adoptent également le même ton critique à l’encontre de l’état-major du Monde, font leur entrée, Hervé Kempf et Jean-Pierre Tuquoi. "

On remarquera les termes pesés par le quotidien de la Socpresse, où, collant aux propos d’Hervé Kempf parus la veille sur Internet, les prudents " point de vue (qui) diverge " et " ton critique " remplacent le brutal " opposants " utilisé sans ambage par Libé...

Et Le Figaro publie un court commentaire de Marie-Béatrice Baudet, toute dans la nuance qui sied à son nouveau mandat : " Il s’agit d’une élection dans la continuité, mais il est certain que des sensibilités différentes s’expriment. " " Elles " peuvent se retrouver sur certains dossiers ", précise la nouvelle présidente de la SRM qui entend se saisir de " la stratégie de développement, de la situation économique du journal ou de l’éventualité de son entrée en Bourse " ".

Les lecteurs du Monde, qui, à la parution de La Face cachée, ont bénéficié d’un lénifiant communiqué de la SRM-Noblecourt, n’ont pas eu droit à ces propos de la nouvelle présidente...

Pas plus qu’à ceux parus dans Libération lundi 7 juillet. En effet, après les dénégations publiées dans les autres journaux, Libé lui-même fait amende honorable sous la forme d’une interview de Marie-Béatrice Baudet (choix plus diplomatique qu’un banal " rectificatif ") (lien périmé).

" Qualifiée de "colombaniste" dans nos colonnes (Libération du 30 juin), elle récuse l’étiquette ", doit d’abord admettre le journal dans son " chapo ".

La nouvelle présidente de la SRM voit dans les résultats de l’assemblée du 27 juin " un scrutin ambivalent. Il a montré, c’est vrai, qu’il existait une certaine grogne vis-à-vis du conseil sortant et de la direction du journal. Une grogne due, sans doute, à un manque de communication et à un déficit d’explications. Mais c’est aussi un vote de continuité. Les élus qui se représentaient aux suffrages des rédacteurs ont été bien réélus et le rapport d’activité du conseil sortant a été approuvé à une large majorité. "

" Il serait erroné d’interpréter ce scrutin comme un vote pour ou contre Jean-Marie Colombani. Ceux que l’on surnomme les "Gueusards" n’ont d’ailleurs jamais placé le débat sur ce terrain. Ils s’en sont défendus, au contraire ! Et je ne peux imaginer qu’ils avancent masqués. "

Cette dernière phrase est intéressante. Si l’hypothèse est exclue, pourquoi l’évoquer ? D’ailleurs, pourquoi " avanceraient "-ils " masqués ", quand on sait l’ambiance de franche camaraderie qui règne rue Claude-Bernard depuis la publication de La Face cachée... [2]

" Pour ma part, je ne suis ni "colombaniste", ni "anticolombaniste". Je me refuse à rentrer dans cette logique de clans destructrice. "

Refuser les " logique de clans ", voilà qui honore la présidente de la SRM. Elle devrait en devrait en toucher un mot au patron du Monde, Jean-Marie Colombani, qui, plusieurs mois avant la sortie du Péan-Cohen, " sondait la place mediatique : " Je ne veux pas du neutre, je veux du pour ou du contre " aurait-il lancé recemment à Jean-Pierre Elkabbach, l’interviewer vedette d’Europe 1 ". Anecdote racontée par le mensuel économique Capital (janvier 2003), qui concluait : " Il faudra donc choisir son camp ".

Interrogée sur le Péan-Cohen, Marie-Béatrice Baudet constate qu’ " une partie de la rédaction ne s’est pas satisfaite des explications données et a estimé que le conseil de la SRM avait été trop "suiviste". " Puis juge utile de préciser : " A titre personnel, j’assume, dans cette affaire, mon soutien à la direction du journal. "
Mais cela ne signifie pas être " colombaniste ", bien entendu...

Selon Libé du 30 juin, une nouvelle " épreuve " se profile pour la direction du Monde. Elle a annoncé qu’elle allait demander à la rédaction de lui accorder un - nouveau - délai, de deux ans, pour introduire la société en Bourse (lire notre rubrique "Le Monde" en Bourse et Le Monde revoit ses ambitions à la baisse). La rédaction avait déjà donné son accord de justesse, pour un délai qui expirera fin 2003. Mais les finances du journal et l’état de la Bourse commandent de laisser du temps au temps…

Le 7 juillet, la présidente de la SRM confirme cette échéance : " La SRM donnera son avis, après avoir consulté, dès la rentrée, des experts financiers extérieurs au journal. Le conseil se forgera son opinion en connaissance de cause. Il y aura ensuite une assemblée générale qui se prononcera par un vote. Dans cette affaire, notre volonté première est de protéger l’indépendance du journal. "

Mais, le 30 juin, Libé avançait aussi un pronostic : " de l’avis général, [la direction] pourrait se voir refuser un blanc-seing. " " Toute la stratégie de développement du groupe pourrait s’en trouver remise en question. "

 
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Notes

[1La SRM rassemblerait 423 membres actifs et retraités.

[2Dans la lettre qu’il adresse à Edwy Plenel en conclusion de son livre Ma part du Monde, son ancien complice Alain Rollat écrit : " Prends garde au syndrome du moule unique. Si la rédaction du Monde devenait une cellule de pensée mimétique elle mourrait de chlorose. Ce risque existe parce que, en prenant de l’âge, ton aptitude au commandement n’échappe pas au travers du caporalisme " (lire un (ex) proche de Colombani témoigne et Alain Rollat : "Plenel est expert en dialectique").

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