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L’arrogance de certaines sociétés de production audiovisuelle

" Ben oui, c’est comme ça la télé aujourd’hui "

Lettre ouverte de la Compagnie Mauvaise Graine à M. Serge Moati et à son rédacteur en chef .

Lettre ouverte de la Compagnie Mauvaise Graine à M. Serge Moati et à son rédacteur en chef [1].

Messieurs,

Le 10 septembre dernier, une équipe de télévision travaillant pour votre société, Image et Compagnie, nous a sollicité dans le cadre de votre prochaine série/documentaire intitulée Premiers pas, diffusée sur France 5 un dimanche par mois avant votre magazine Riposte.

Le " concept " de cette série, tel qu’il nous a été exposé par l’un de ses réalisateurs, M. Vincent De Cointet, est de suivre, de septembre à juin, dix personnes de la société civile qui font leurs premiers pas dans leur profession : une jeune enseignante, une juge pour enfants, un nouveau député, une infirmière etc...

Votre société a imaginé pouvoir suivre, dans ce cadre, notre jeune Compagnie de Théâtre, notamment à travers son directeur/metteur en scène, qui allait commencer une résidence de création à la scène nationale d’Amiens.

Pour pouvoir réaliser cette " fiction du réel ", le réalisateur a pris soin de nous préciser à quel point il était important de lui faire confiance ainsi qu’à son équipe de tournage afin qu’elle puisse pénétrer l’intimité de notre travail et surtout celle de nos répétitions.

C’est ainsi, que l’équipe de tournage a déjà pu filmer une répétition, une séance de travail avec l’équipe technique et scénographique et une assemblée générale à la Fédération Nationale du Spectacle (FNSAC-CGT) qui concernait le sort des intermittents où nous étions présents...

Les tournages se sont déroulés dans un rapport (alors !) de confiance mutuelle et (à priori !) de bienveillance sur le travail de chacun. M. De Cointet nous a même affirmé, à plusieurs reprises, qu’il était très heureux du tournage ainsi que son collègue qui avait la charge de " dérusher " et d’effectuer le montage du premier film.

Après de longues discussions au sein des comédiens, nous avions en effet, accepté de faire ces films avec vous en espérant pouvoir, enfin, voir un jour, à la télévision française, une autre image du travail de création et de recherche des artistes. Une image qui serait différente de celle " zoologique " et spectaculaire transmise entre autres par les récents documentaires réalisés pour Canal Plus sur le Cours Florent (sans même évoquer des émissions comme Pop stars ou Star Academy qui sont de véritables insultes à notre Art et à nos vies).

Connaissant (ou croyant connaître) votre renommée et votre respectabilité dans le domaine du film documentaire, j’ai personnellement insisté pour que l’équipe accepte sans réserve et avec générosité la présence de cette équipe de télévision.

Le principe de ces films est en effet très lié à l’intimité des gens que vous suivez et l’espace, fragile, secret et mystérieux des répétitions, est rarement et difficilement " violé " par une caméra...

Pourtant aujourd’hui, le réalisateur nous annonce par un simple message sur mon portable que " nous ne correspondons finalement pas au profil " et que les images et les paroles enregistrées ne " suivent pas votre ligne éditoriale ". Et sans autre forme de procès, vous annulez ce qui devait être, au dire de votre réalisateur, " neuf mois de rencontre et de confiance mutuelle... Une grande aventure... " etc...

Pas un mot d’excuse. Pas un égard envers notre troupe ou nos partenaires qui vous ont ouvert leurs portes.

Nous voilà jeté comme un kleenex usagé sans un mot, sans un geste. Et vous vous comportez comme si vous étiez chez vous, avec une arrogance et une impolitesse que peu de gens se permettraient et qui semblent pourtant naturelles à votre société.

En poussant un peu ma curiosité et en interrogeant Vincent de Cointet, j’apprends en fait que " les propos tenus au début de la répétition sur la volonté de Pasolini d’écrire un Théâtre de parole pour susciter le débat démocratique vous ont paru dépassés et soixante-huitards ". Les raisons de votre abandon seraient-elles dès lors : idéologiques ? (Si le mot fait encore partie de votre vocabulaire...)

Pier Paolo Pasolini, un des plus grands poètes du XXe siècle serait donc Has been pour votre société de production, qui après avoir visionné le pré-montage du premier film où nous étions réduits à 3min en fin de film (parce que " c’était sympa d’avoir un peu de culture dans ce 52 min "), décrète que la chaîne du savoir et de la connaissance n’aurait finalement pas d’intérêt à entendre cette voix singulière qui décrit de façon si pertinente et si étonnante les méfaits de nos sociétés de consommation.

Et finalement, ce réalisateur me fait comprendre que notre fameux " profil " ne correspond pas à ce que M. Moati voulait montrer d’une jeune Compagnie de théâtre, et nous envoie balader comme si nous avions passé un casting pour une pub de lessive...

On inverse les rôles : vous êtes venus nous faire le grand numéro de séduction et finalement nous " sommes le maillon faible : au revoir ! ".

Car, en effet, comment ne pas voir dans votre décision un corollaire évident avec des émissions comme Loft Story. On nous parle aujourd’hui de profil, de casting, de ligne éditoriale et vous nous éliminez en préjugeant que les téléspectateurs ne comprendront pas ou ne s’intéresseront pas à notre aventure, à cet auteur.

Avez-vous prévenu les neufs autres qu’ils passent eux aussi un essai ? Les éliminerez-vous, à leur tour, si leurs pensées ou leurs actes ne correspondent pas à ce que vous prétendez montrer de la réalité sociale, économique et culturelle de notre pays ? Avez-vous déjà vérifié que cette jeune enseignante de Sartrouville avait une vie et des idées politiques conformes à vos souhaits ?

D’après nos informations, vous nous avez éliminé après avoir simplement visionné ces fameuses 3 minutes du premier montage. Est-ce là tout le sérieux de votre équipe ?

À mon indignation et à mes questions, votre journaliste n’a su que me répondre : " Ben oui, c’est comme çà la télé aujourd’hui ".

Ben oui, c’est comme çà quand plus personne ne fait son travail avec rigueur et avec sens.

Car c’est bien là un problème de sens : vous avez apparemment imaginé un " concept " qui serait " fédérateur ", les premiers pas d’une jeune Compagnie de théâtre, et finalement vous ne savez plus quoi faire avec les mots du poète. Et en 10 secondes, vous jugez des propos d’un début de répétition comme dépassés et soixante-huitard...

Et pourtant, c’est moi qui suis né en 1973 et vous qui avez fait Mai 1968.

Alors cette lettre est là pour vous dire ma colère, ma tristesse et ma consternation devant ce qu’il faut bien appeler une absence de pensée, une incompétence généralisée, une acculturation crasse et pour finir une instrumentalisation des vies de chacun.

Tout semble bon pour faire de l’image et la fin, là encore, semble justifier les moyens.

Avez-vous donc si peu d’estime ou tant de cynisme pour faire de chacun d’entre-nous un produit exploitable ? Si possible consommable rapidement et sans trop d’effort, qui corresponde bien à l’étiquette de l’étagère...

N’avez-vous aucune honte à vous introduire dans les vies de ces gens, d’y être accueilli et de repartir quelques jours après en disant : " bof finalement ça pue ici, tous ces artistes qui ne disent pas ce que j’ai envie de dire ou de montrer du monde artistique ? ".

C’est à se demander si vous avez seulement regardé les leçons de Théâtre que vous aviez pourtant produites, il y a quelques années ! À moins, que la nouvelle couleur du gouvernement ne vous rende plus frileux et inquiète vos affaires...

Par un tel comportement, méprisant, odieux et humiliant pour ces jeunes artistes, vous ne rendez pas service à la télévision française et notamment à ses chaînes publiques.

Vous aussi, et j’ose l’affirmer, vous portez une lourde responsabilité dans le climat de confusion actuel et notamment dans l’apolitisme des jeunes.

La télévision publique a une mission d’éveil, d’épanouissement ; elle doit être porteuse de sens pour permettre à chacun d’affiner son sens critique et de se délivrer de l’aliénation (un autre gros mot sans doute).

Votre comportement est donc parfaitement odieux et peu digne d’une société comme la vôtre.

Nous ne vous avons, par ailleurs, jamais caché que nous travaillions sur Pasolini. Peut-être l’auteur était-il encore inconnu pour vos collaborateurs ? Ou bien peut-être ne prenez vous plus la peine de réfléchir avant d’initier un projet...

Tout cela est affligeant de non-travail, de dilettantisme et d’autosatisfaction béate face à la puissance d’une caméra et d’un micro.

Ce n’est certainement pas un travail de documentaire de fond, sérieux et pensé ; à peine un vague reportage compilé et guidé par l’air du temps.

Votre prétendue honnêteté et votre éthique professionnelle nous apparaissent aujourd’hui comme une vaste supercherie.

Vous instrumentalisez et exploitez à des fins d’audimat (et donc de rentabilité) les vies de ces " personnages ", comme vous les appelez, dont vous prétendez fictionner le réel.

En vous proclamant juge et censeur des paroles et des pensées de chacun, vous commettez la plus grave des fautes qui est intellectuellement impardonnable.

Nous avions accepté en pensant, naïvement, qu’un homme comme vous et qu’une chaîne comme France 5 devait sûrement travailler différemment des autres et qu’il était possible au moment où nos sociétés ont tant besoin d’espaces de contradiction et de débat de parler autrement du Théâtre et des artistes.

Nous nous sommes lourdement trompés et vous nous obligez à nous rallier au fatalisme de votre collaborateur : ben oui, c’est comme çà la télévision aujourd’hui.

Au moment où notre statut d’intermittent est plus que menacé, où le terrorisme du courant dominant et du libéralisme est d’une violence plus qu’insupportable, où les poches de résistances s’évanouissent les unes derrière les autres, vous ne venez que grossir le rang des fossoyeurs de la pensée et de l’esprit libre.

J’en suis navré.

Au nom des vingt personnes qui vous avaient accordé leur confiance et réservé leur meilleur accueil à votre équipe de tournage, veuillez recevoir Messieurs l’expression de notre dégoût et de nos regrets.

Pour la Compagnie de la Mauvaise Graine,
Arnaud Meunier

PS : En application de notre droit moral à l’image, je vous demande de bien vouloir nous retourner l’intégralité des rushes des 3 jours de tournage.

 
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Notes

[1La titraille est d’Acrimed.

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