Accueil > Critiques > (...) > Médias aux États-Unis

Aux États-Unis aussi, « deux poids deux mesures » dans la médiatisation des tragédies

par FAIR,

Dans un article récent au sujet de la couverture par certains grands médias français des attentats d’Istanbul du 28 juin 2016, nous pointions « une certaine "logique" médiatique, qui mêle éloignement géographique, désinvestissement de l’international […] et occidentalocentrisme » conduisant certains journaux à appréhender de manière bien différente des événements tragiques qui seraient pourtant justiciables d’un traitement symétrique.

Force est malheureusement de constater que certains grands médias états-uniens n’échappent pas à cet écueil, comme le suggère l’article qui suit, paru le 20 juillet sous le titre « US-Led Airstrikes Kill as Many Civilians as Nice Attack but Get No Front Page Headlines in Major US Papers » sur le site de l’observatoire états-unien des médias Fair. La couverture abondante d’un côté – les attentats de Nice – et le quasi silence de l’autre – une « bavure » de la coalition internationale en Syrie [1], ayant occasionné plusieurs dizaines de morts – rappellent combien la médiatisation des tragédies est à géographie et géométrie variables [2] (Acrimed).

« Les grands médias furent rares à s’émouvoir »

Les attaques aériennes de la coalition internationale qui ont tué au moins 85 civils syriens mardi 19 jullet – soit une victime de plus qu’en France lors de l’attentat de Nice le 14 juillet, n’ont même pas été mentionnées en « une » de deux des plus grands journaux américains (le New York Times et le Los Angeles Times) et n’ont fait l’objet que de quelques lignes en « une » du Washington Post et du Wall Street Journal, les reportages étant relégués respectivement en pages 15 et 16.

Selon le London Telegraph du 19 juillet dernier, ces frappes aériennes ont tué « plus de 85 civils après que la coalition les a pris pour des combattants de l’Etat islamique ». Huit familles figuraient parmi les victimes dont certaines n’avaient « pas plus de 3 ans ». Le même jour, l’organe de presse indépendant The Intercept estimait que le bilan humain pourrait largement dépasser la centaine de morts. Selon Stars and Stripes, agence d’information qui émane du ministère de la Défense [états-unien], le Pentagone n’a pas contredit ces chiffres, affirmant qu’une enquête était en cours.

Comme beaucoup l’ont fait remarquer sur Twitter, le nombre de morts était à peu près équivalent à celui du récent attentat de Nice qui a fait l’objet de plusieurs « unes » dans le New York Times et le Los Angeles Times, et auquel le Washington Post et le Wall Street Journal ont consacré de longs articles ; l’attaque aérienne [du 19 juillet], en revanche, a été loin de bénéficier de la même couverture médiatique et les grands médias furent rares à s’émouvoir, contrairement à ce qui s’est produit lors de l’attentat de Nice.



Faux arguments et vrais prétextes

Ceux qui y voient une « fausse équivalence » avancent deux « bonnes raisons » à cette dissymétrie flagrante : 1) les morts dans les frappes aériennes ont été victimes d’un « accident » et 2) la Syrie est un zone de guerre où il faut s’attendre à la mort de civils. Aucune de ces réponses n’est réellement convaincante, en tout cas pas assez pour justifier une quasi absence en « une » des grands journaux.

Concernant les morts accidentelles censées être moins importantes que les crimes délibérés, il resterait à expliquer pourquoi les victimes de catastrophes naturelles que personne n’a voulues font régulièrement les gros titres. Car ce n’est pas l’intentionnalité qui importe à ceux qui couvrent ces événements, mais bien le nombre de victimes. Encore faut-il savoir si ces morts ont effectivement été accidentelles, ce qui n’est pas sûr à l’heure qu’il est, ou si l’armée américaine a utilisé une stratégie – telle que les « signature strikes » [Ndt : que l’on peut définir comme des frappes « préventives » suite à des comportements ennemis suspects] – dont on sait qu’elles augmentent considérablement les probabilités de tuer des civils.

Quant à l’argument de la zone de guerre, selon Airwars, groupe occidental qui recense les civils morts suite aux frappes de la coalition dirigée par les Etats-Unis, le nombre total de civils morts depuis le début des frappes aériennes en septembre 2014 s’élève à 190. L’augmentation de ce chiffre de près de 50% en quelques jours constituerait en réalité un changement radical par rapport à la situation habituelle – qui justifierait largement qu’elle fasse l’objet d’une couverture médiatique digne de ce nom.

Tous les organes de presse mentionnés ci-dessus ont bien évoqué les « dizaines de morts » consécutives aux attaques aériennes menées par les États-Unis, ce qui montre qu’ils les ont considérées dignes d’intérêt. Mais pas suffisamment, semble-t-il, pour les mettre en valeur auprès du public américain.


Adam Johnson pour FAIR

(Traduit par Thibault Roques pour Acrimed)

 
Acrimed est une association qui tient à son indépendance. Nous ne recourons ni à la publicité ni aux subventions. Vous pouvez nous soutenir en faisant un don ou en adhérant à l’association.

Notes

[1Voir, à propos de la couverture médiatique, en France, du même événement, cet article d’Arrêt sur images (lien payant).

[2D’après une enquête conduite par Fair, un attentat commis en Europe est 19 fois plus « couvert » par les médias états-uniens qu’un attentat commis au Moyen-orient.

A la une