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Il faut restaurer le service public ! (1) - Dossier de Politis

Audiovisuel public : la grogne gagne du terrain

par Marie-Edith Alouf,

L’identité des chaînes publiques s’étiole. La concurrence économique qui les oppose au privé les tire toujours plus vers le bas. Avec l’arrivée des nouvelles chaînes hertziennes, ne vont-elles pas perdre leur raison d’être ? Les professionnels, lassés de brader leurs convictions, se mobilisent, et se prennent à rêver d’un " Seattle audiovisuel ".

L’été, aux terrasses des cafés, tout comme l’hiver, au fond des bistrots, survient toujours le moment où on " en " parle. Ça commence généralement par : " T’as pas vu, hier soir ? " Et si, bien sûr, on a vu. Enfin, si l’on fait partie des 98 % de Français qui possèdent un téléviseur. Et périodiquement, des programmes viennent défrayer les conversations. Cet été, le déjà culte " Qui veut gagner des millions " de Jean-Pierre Foucault, sur TF 1, tint facilement le haut du pavé. Mais le chaud prime time de France 3 (les moments croustillants d’un talk show nommé " C’est mon choix ", qui passe ordinairement en milieu de journée, c’est-à-dire dans l’indifférence générale) fit aussi l’objet de parlottes animées.

A ma gauche, un jeu un brin cynique où dégouline l’argent, comme au bon vieux temps des largesses de La Cinq de Berlusconi. A ma droite, des confessions graveleuses (je drague comme un mec, je suis soumise à mon mari, j’ai deux fois l’âge de mon compagnon), commentées, parfois cruellement, par le public, dans le plus pur style reality-show d’antan. A ma gauche une chaîne privée. A ma droite une chaîne publique. Match nul, si l’on ose dire.

On peut s’amuser à continuer l’exercice. Sur quelle chaîne " Bouvard des succès ", avec Philippe Grosses-Têtes Bouvard, ses blagues machistes, ses sous-entendus homophobes ? Sur France 2. Sur quelle chaîne " Ça va faire mâle ", où Karine Lemarchand et Marine Vignes " titillent les hommes ", ambiance basse-cour (de récré) et gloussements de filles énervées ? Ben, sur France 2 aussi, tiens. Bref, cet été, il fallait être plus fort qu’un candidat de " Qui veut gagner des millions " pour distinguer une chaîne publique d’une chaîne privée (et gagner rien du tout).

La présentation des grilles de rentrée des chaînes n’a pas infirmé la tendance. Quels sont les programmes de France 2 que Michèle Cotta, directrice de la chaîne, a voulu mettre en avant, comme preuve de réussite de sa grille de l’année précédente ? " Un gars, une fille ", mini-série de 10 minutes, toute en humour lourdingue et considérations sexistes ; et le show d’access prime time de Julie Snyder (qui d’hebdomadaire devient quotidien) : un divertissement sans caractère, résolument tourné vers les artistes en promo, où l’explosive santé de l’animatrice (elle paye de son exubérante personne) tient lieu de concept. Quant aux fictions, elles sont le leitmotiv des chaînes privées comme publiques, le gage de qualité par excellence, le pari fédérateur. Résultat : des polars à la pelle, du " patrimoine " par tombereaux et une égale " qualité France ", lisse et de bon aloi, dans une course concurrentielle à la limite du gavage.

Alors bien sûr, si l’on observe de près, on se dit qu’il faut nuance garder. " Envoyé spécial " n’est certes pas " 52 sur la Une ", Jean-Luc Delarue n’est pas Julien Courbet (même si ce dernier l’imite) et Claude Sérillon n’a rien d’une Claire Chazal. Et puis France 2 héberge toujours Bernard Pivot et son " Bouillon de culture " Mais de plus en plus tard - souvent après 23 h. Et, après bien des rumeurs concernant sa mise en retraite, l’animateur vient d’annoncer son départ. Quid, pour l’avenir, du livre à la télévision ? Quant à " La Vingt-Cinquième Heure ", ambitieux programme documentaire, il a disparu des grilles. L’ambition, l’originalité prennent leurs quartiers aux heures tardives de France 3 (riche en excellents documentaires) ou sur la bien commode Cinquième, chaîne du savoir

Télé publique, télé privée, même course à l’audience, même niveau faiblard d’exigence : le constat n’est pas nouveau. La configuration s’est dessinée puis accrue à la suite de la privatisation de TF 1, en 1988. Mais le contexte change, qui nous force à nous poser la question de la légitimité de l’existence de chaînes de service public, voire de leur survie. L’imminence de l’arrivée de nouvelles chaînes thématiques hertziennes, via le numérique, va modifier le paysage : quelle place, quelle spécificité, nos chaînes publiques y auront-elles ? Faute de définir rigoureusement leurs engagements, de repenser leur mode de financement, elles pourraient devenir obsolètes, inconsistantes. Or il est frappant de constater que, si on a beaucoup parlé de l’audiovisuel public, au moment des discussions sur la loi Trautmann puis, tout au début de l’été, quand Laurent Fabius a lancé le pétard d’une éventuelle suppression de la redevance, on n’a pas abordé ce qui est pourtant l’essentiel : le contenu de ces chaînes, les buts, les missions des programmes de service public.

Pour le philosophe Henri Maler, l’un des animateurs de l’Acrimed (Action-Critique-Médias), le problème est d’abord un problème de vocabulaire : " Il ne suffit pas, explique-t-il, qu’il existe un secteur public de télévision pour qu’existe un service public de télévision. " Ce glissement de termes, dans la bouche des dirigeants, revient à borner la discussion à des considérations strictement économiques : est public ce qui n’est pas privé " On entérine le double secteur sur le modèle anglo-saxon, il sera donc vraisemblablement maintenu, et protégé des attaques du privé [1], poursuit Henri Maler. Par contre, l’idée d’un service dû au public est abandonnée au nom de la libéralisation "

Etre rentable

On avait l’exemple de la Poste ou de la SNCF, où l’on a vu apparaître le délicat concept de " clients non rentables ". Aujourd’hui, les gens qui font l’audiovisuel public ont le sentiment qu’on leur demande aussi d’être " rentables ". Le producteur de radio Claude Villers, qui officie sur France-Inter, poussait récemment un coup de gueule dans une revue professionnelle : " Le mot est lâché : la rentabilité ! C’est leur seul critère, le critère de ces dirigeants qui sont tous issus du même moule, qu’on trouve un jour chez Elf, un jour chez nous - à la radio-télévision publique. Ils n’ont rien à fiche du service public . Tout ce qui n’est pas rentable doit mourir. Ou ne pas naître. J’ai proposé une nouvelle émission de reportages à France-Inter. Trop cher ! Si je veux que mon émission voie le jour, il faut que j’amène un sponsor. Dans le service public ! " [2]. Aline Pailler, productrice à France-Culture, porte elle aussi des accusations, dans une tribune parue cet hiver sur le site internet de l’Acrimed : " La direction de Radio-France ne cache pas dans son nouveau langage que cette maison doit devenir une entreprise comme les autres : nous entendons rentable et racoleuse. "

Alors, quand on parle de la " spécificité " du service public, de quoi parle-t-on ? " A part la messe, je ne vois guère d’émission dont on puisse dire aujourd’hui qu’elle est emblématique du service public ", ironise le réalisateur Jean-Pierre Marchand, membre de la SRF et de la SACD où il s’occupe des questions audiovisuelles. " Ce sont les annonceurs qui font la politique des programmes des chaînes, celle de France 2 comme celle de TF1. " Sa longue carrière de réalisateur lui a permis de prendre la mesure de la " dégénérescence " du service public. " J’ai connu la télévision publique d’avant 1988, c’est-à-dire l’abandon de TF 1 à Bouygues. Malgré tous les défauts qu’on pouvait reconnaître dans ce système, nous étions infiniment plus libres que maintenant. Il était rare que l’on fasse pression sur un auteur pour qu’il modifie son texte, ou sur un réalisateur pour qu’il prenne un comédien plutôt qu’un autre. Aujourd’hui, c’est monnaie courante. Si on se rebiffe, on ne travaille plus. Si un auteur arrive avec un scénario et qu’on lui dit : " C’est bien, mais on va le faire refaire par un autre ", et qu’il prétend le reprendre, c’est fini pour lui. On dira partout que c’est un chieur. Alors on pratique l’autocensure. Même si on a honte de ce qu’on fait. " Ce qui est vrai pour la fiction l’est aussi pour le documentaire. Les chaînes de télévision ont compris l’attrait du public pour ce genre. Aussi formulent-elles une demande de plus en plus ciblée, très formatée, auprès des créateurs. Ainsi la réalisatrice Claire Simon estime que son film Coûte que coûte (les vicissitudes d’une petite entreprise soumise aux dures lois du marché), réalisé en 1995, ne serait pas pris aujourd’hui sur Arte, chaîne pourtant peu suspecte de pratiquer le racolage. Cette préoccupation s’est abondamment exprimée au cours des Etats généraux du documentaire de Lussas, à la fin du mois d’août. " Les chaînes, et même les chaînes thématiques, dénonçait le directeur Jean-Marie Barbe, ne financent que les films qui correspondent à leurs besoins. Il y a donc un renforcement du pouvoir des télévisions sur la nature même de lacréation. " [3]

C’est qu’une logique gestionnaire est forcément une entrave à l’innovation, aux prises de risques. Christian Bosséno, grand scrutateur de la télévision devant l’Eternel (il publie chaque année, avec une équipe de collaborateurs, une Saison télévisée qui est une recension critique de tous les programmes diffusés sur le réseau hertzien), remarque : " TF 1 et France 2 sont des clones. Le service public ne propose rien d’original. Mais le comble, c’est que ce qu’on aimerait voir sur les chaînes publiques, on le trouve chez les concurrentes commerciales. En matière d’animation ou de courts-métrages, par exemple, les choses vraiment bien, innovantes, sont sur Canal plus. " Encore plus flagrant est le cas Monte-Cristo. Une fiction avec Gérard Depardieu, tirée de l’|uvre d’Alexandre Dumas. De la bonne télévision populaire. Elle aurait dû exister sur France 2S on l’a vue sur les écrans de TF 1. " Le problème, explique Henri Maler, c’est d’avoir une véritable politique de la production audiovisuelle. Et là il n’y a pas trente-six solutions. Ou c’est le marché, et c’est une politique dictée par des impératifs publicitaires, ou c’est les pouvoirs publics. Le choix des pouvoirs publics n’ayant pas été fait, eh bien c’est le marché. On aboutit donc à cette situation paradoxale que, du coup, ce sont les chaînes généralistes qui ont les parts de marché les plus importantes qui peuvent s’offrir le luxe de faire de la grande production populaire de qualité. On est à la merci d’une politique commerciale qui trouve une partie de sa justification dans une plus-value culturelle que les télés publiques ne peuvent plus, ou difficilement, s’offrir ". Le cas des Misérables vient confirmer cette analyse. La dernière oeuvre du trio Didier Decoin-Josée Dayan-Gérard Depardieu, diffusée en ce moment sur TF 1, tirée de l’oeuvre de Victor Hugo, compte, avec un budget de 165 millions de francs, parmi les fictions les plus chères jamais réalisées par la télévision française.

Pour une démocratie numérique

Avec l’arrivée imminente des chaînes numériques hertziennes (voir page 19), les problèmes vont se poser de manière différente. Comment ne pas craindre que les chaînes thématiques ne " bouffent " nos petites généralistes, si celles-ci ne font pas l’effort de muscler leur contenu, ou de prendre un cap clairement différencié ? D’autre part, le service public est largement partie prenante de ces nouvelles chaînes, et là aussi, on l’attend au tournant pour affirmer ses missions. France Télévision doit lancer six chaînes sur le numérique hertzien dans un très proche avenir sans qu’aucun de ses dirigeants n’ait fait la moindre déclaration sur le sens qu’on allait leur donner. Il n’y a guère eu qu’Hervé Bourges, président du CSA, pour insister sur " l’enjeu de citoyenneté " que représente " la nouvelle démocratisation des images et du son " avec le numérique hertzien et attirer l’attention de France Télévision sur le fait qu’elle doit en être " l’acteur essentiel ". De fait, le réalisateur Jean-Pierre Marchand reste sceptique sur la diversification promise. " Croyez-vous que l’offre télévisuelle va se multiplier parce qu’on va multiplier les canaux ? Pour cela, il faudrait produire. Or, on est déjà extrêmement sélectif sur ce qu’on diffuse. Tout ce qui n’attire pas le public en quantité est écarté. "

Aucun doute, il faut produire. Oui mais quoi ? " Une vraie télévision de service public devrait avant tout être extrêmement ouverte, affirme Jean-Pierre Marchand. Ouverte à tous les genres, tous les goûts, tous les talents. " Mais attention de ne pas se tromper de combat. " Il faut sortir de la logique qui a longtemps prévalu à gauche, " télé pédago contre télé démago ", prévient Henri Maler. Une télé de service public, ce n’est pas une télé qui prétend savoir à la place des gens ce qui est bon pour eux. Il faut prendre les choses sous l’angle de la création, c’est-à-dire sous l’angle du temps. Les temps de la création - a fortiori en art ou en littérature mais aussi en télévision - sont longs. La télévision et la radio dévorent du programme. Elles dévorent de l’artiste de variétés, qui passe un été, puis disparaît, du téléfilm, que plus personne n’ose rediffuser dix ans après tellement c’est nul. Une véritable télévision de service public, c’est une télévision qui, ayant des assises financières qui ne sont pas assujetties au marché, pourrait caler ses rythmes sur les rythmes de la création, dans tous les domaines, de la variété au haut de gamme. "

C’est-à-dire, poursuit Henri Maler, une télévision qui, " avant d’être une pseudo télévision des citoyens, serait une télévision des créateurs. Avec du temps, de l’argent, de l’inventivité, de la créativité. Et ce, sans faire de distinction entre des contenus " d’élite " et des contenus " pauvres ". Jean-Christophe Averty faisait bien des émissions excellentes avec Dalida ! A partir du moment où on part de ces principes-là, on peut poser ensuite les problèmes : comment se dégager des contraintes de programmation dictées par l’audimat."

Voeux pieux ? Il semble que non. On observe, dans les milieux professionnels, une mobilisation significative. Est-ce l’effet du succès croissant des mouvements antimondialisation, des mobilisations citoyennes ? Les professionnels de l’audiovisuel se prennent à rêver à leur " Seattle " du son et de l’image. La référence leur vient d’ailleurs spontanément à l’esprit. " Dans mon milieu, affirme Jean-Pierre Marchand, les rencontres se multiplient. On se concerte, on bouge. Des associations de scénaristes se créent, ce qui est nouveau. Les créateurs ont conscience qu’ils ne veulent pas continuer comme ça. Je ne dis pas qu’on va démonter des McDo, comme José Bové et ses amis mais, sur le fond, c’est un peu la même chose. " Aux Etats généraux de la création audiovisuelle, qui se sont tenus au printemps dernier au théâtre de Chaillot, ils ont au moins pu se faire entendre et marteler leur colère, et ils ont été reçus par la ministre, Catherine Tasca, qui leur a prêté une oreille plus qu’attentive. Et Jean-Pierre Marchand l’affirme : ils ne vont pas en rester là. Des projets d’actions sont en cours.

Une exigence alternative

Même analyse, chez Henri Maler : " Sur la question des médias, un contre-courant existe d’exigence alternative et de débat démocratique. Je le vois bien à l’Acrimed, où nous sommes débordés de sollicitations auxquelles nous ne pouvons pas répondre. Il y a incontestablement un courant porteur. L’audience des livres de Serge Halimi, mais aussi des débats que nous organisons, pourtant sans aucun battage, sont la preuve d’un besoin de débats. Les contre-courants antimondialisation, tels qu’Attac, s’expriment aussi sur ce terrain d’exigence démocratique, mais, en ce qui nous concerne, la lutte est plus difficile à organiser. Que prendre comme cible ? On ne va pas bombarder la Maison de la radio ! Pour donner corps et consistance à ce combat il faut réussir à mener en même temps la bataille sur le service public et la bataille sur les télés associatives en évitant l’écueil de la récupération commerciale ou institutionnelle. "

Conclusion logique de cette analyse : il n’y aura pas de bouleversement majeur du service public de télévision sans bouleversement de son mode de financement. " On ne peut pas dire que les responsables des chaînes de service public manquent d’intelligence ou d’ambitions : ils n’ont simplement pas les moyens de les satisfaire ", remarque Jean-Pierre Marchand, empêtrés qu’ils sont dans ce paradoxe que représentent les " chaînes commerciales d’Etat ". Et la limitation de la publicité, décidée par Catherine Trautmann, aggravera même ce phénomène de soumission aux impératifs publicitaires : " Il faut savoir, poursuit Jean-Pierre Marchand, que la moindre part du financement réservée aux annonceurs leur permettra d’infléchir le programme dans le sens qui leur convient. " Alors, pour lui, comme pour la plupart des professionnels de ce secteur, la solution réside dans une vieille idée neuve : la taxe sur les revenus publicitaires des chaînes commerciales, et l’augmentation de la redevance (la nôtre est la plus basse d’Europe). L’idée fait son chemin, martelée dans les réunions et les débats, et au sein des syndicats professionnels tels que la SRF ou la Scam. Utopique, irréaliste ? Pour un grand nombre de professionnels, dont la productrice Aline Pailler (voir entretien page suivante), ce n’est pas le cas - même s’ils reconnaissent que la proximité de l’élection présidentielle ne crée pas un climat propice aux gros bouleversements. Au demeurant, affirment-ils, c’est techniquement faisable, et économiquement réaliste. Une question de " volonté politique ". Un beau défi.

Marie-Edith Alouf

 
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Notes

[1Des groupes privés de plusieurs pays européens ont porté plainte devant l’Union européenne contre les chaînes publiques pour " concurrence déloyale ", arguant de leur financement mixte (fonds publics et recettes publicitaires). Bruxelles cherche à clarifier la position juridique des chaînes publiques pour les mettre à l’abri de telles manoeuvres.

[2TTC (Théâtre Télévision Cinéma), mars 2000.

[3 Libération du 26-27 août.

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