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« Aller chez Giordano ? », La Décroissance ouvre le débat sur ses rapports aux médias

par Olivier Poche,

Sous le titre « Aller chez Giordano ? », le journal La Décroissance », dans son numéro de juillet-août 2009, interroge et s’interroge : « Faut-il participer à l’émission consumériste d’Isabelle Giordano, “Sévice public” ? » Une question de portée plus générale…

Pourquoi une telle question ?

Le 3 juin 2009, Paul Ariès, politologue, directeur du Sarkophage et auteur d’un nouveau livre (Apprendre à faire le vide, aux éditions Milan), participait, parmi d’autres invités, à « Service Public », l’émission « consommation » de France Inter, consacrée ce jour-là à « la décroissance : nouvelle mode ou phénomène durable » et présentée, comme tous les jours, par Isabelle Giordano, cible de choix pour les « objecteurs de croissance » et en particulier pour le mensuel La Décroissance, dont Paul Ariès dirige également les « pages politiques ».

Depuis longtemps, La Décroissance critique vertement dans ses colonnes les partis-pris consuméristes de l’émission, et les préjugés de sa présentatrice – illustrations de l’hostilité des médias en général, et de France Inter en particulier, à leur égard, ou à l’égard des idées qu’ils défendent.

Ainsi, en février 2007, rendant compte, dans une brève intitulée « Attaque en règle », du passage de Serge Latouche dans l’émission, La Décroissance s’insurge que Giordano ait livré « à l’occasion les pires poncifs contre la décroissance [suit un verbatim effectivement édifiant…] Son compère Yves Decaens n’est pas en reste […] Vous avez dit “Service Public” ? » En novembre 2008, ses rédacteurs en avaient semble-t-il tiré des leçons : « Quand nous avons appris qu’Isabelle Giordano, figure du monde médiatique pipole et animatrice de l’émission consumériste – mal nommée “Service Public” –, avait décidé de parler de décroissance, nous avons craint le pire. Pas masochistes, nous avons décliné son invitation (on a déjà donné !). Nous reconnaissons bien modestement qu’un certain niveau de bêtise est hors de notre portée ».

En janvier 2009, c’est la nouvelle campagne de publicité de France Inter qui est parodiée dans les pages du journal :


En février 2009, le journal, rapportant des propos de Giordano, « appelée aussi la femme la plus intelligente du monde », sur la décroissance [1], les commente ainsi : « la propension de l’oligarchie à instrumentaliser la misère pour refuser le partage et la sobriété n’a rien d’étonnant ». Et le mois suivant, le mensuel revient à la charge contre « cette présentatrice très pipole (qui) est à la pointe du naufrage de France Inter ». Se faisant plus précis, il indique que Mme Giordano « a monté la société Tupac, “production de films et de programmes pour la télévision”. Elle en est la gérante, et son cogérant est Stéphane Dottelonde, qui est non seulement son mari, mais aussi le président de l’UPE, l’Union de la publicité extérieure – un lobby d’afficheurs auquel s’oppose régulièrement Paysage de France. » Et La Décroissance de s’interroger : « n’y aurait-il pas un léger conflit d’intérêts dans les pratiques de Mme Dottelonde ? »

Un test ?

Dans un tel contexte, la présence de Paul Ariès dans les studios de « Service Public » avait donc de quoi surprendre. Est-ce parce qu’il a préféré, comme cela peut se discuter, délivrer son message sans s’attarder sur le comportement de son hôtesse ? L’invité n’a pas profité du direct pour révéler aux auditeurs de France Inter eux-mêmes les informations, les questions et les critiques qu’un journal dont il est l’un des responsables juge bon de porter à la connaissance de ses lecteurs, s’agissant de cette émission. Est-ce parce qu’il n’a pas su ou pas voulu le faire ? Paul Ariès s’est abstenu de saisir les occasions de mettre en évidence le « niveau de bêtise » de « l’oligarchie », ou sa « propension à instrumentaliser de la misère ».

Echantillon :

 Isabelle Giordano a ainsi présenté la décroissance en début d’émission : «  une réflexion qui, il faut bien l’avouer, est bien souvent stimulante, séduisante, mais qui n’empêche pas quelques questions. Comment en effet peut-on défendre la décroissance en pleine crise, alors que, pour ne citer qu’un exemple, l’industrie automobile ferme ses usines et aurait bien besoin de croissance… Comment défendre la décroissance alors que des milliers de gens condamnés au travail précaire aimeraient bien ne pas subir ce diktat qui impose de se contenter d’achat au compte-goutte ?  »

 Citant un mail d’auditeur « qui se demande comment peut-on parler de décroissance dans une émission qui traite de la consommation, "n’y aura-t-il pas un a priori négatif ?" », Isabelle Giordano se veut rassurante : « Ben je vous rassure tout de suite, hein, non non, y aura pas du tout d’a priori dans cette émission, y en a jamais ».

 Puis, pour entrer dans le cœur du sujet : « Mais y a beaucoup de gens qui en vous écoutant pensent que vous prônez un retour à la bougie. Je vois par exemple [un auditeur] : "la décroissance, ben voyons, à quand le retour aux roues en bois, la corvée de bois pour nous chauffer, faut-il se laver dans des bassines et à l’eau froide, ces gens-là sont insupportables, ils régressent, etc., etc. foutez-nous la paix", bref je vous cite pas l’intégralité du mail visiblement c’est un auditeur en colère, mais c’est vrai qu’on a l’impression que vous prônez un retour en arrière ».

Mais négligeant de relever quelques-uns des « pires poncifs contre la décroissance », empruntés pour l’occasion à « un auditeur en colère », Paul Ariès préfère n’entendre que « l’interrogation » qu’ils introduisent, et répondre sur l’hypothèse d’un retour en arrière, en commençant par ce commentaire : « c’est une excellente question ».

Un débat

On comprend dès lors pourquoi La Décroissance ouvre le débat. Dans ces termes :

Aller chez Giordano ? - Faut-il participer à l’émission consumériste d’Isabelle Giordano, “Sévice public” ? C’est un vrai débat à La Décroissance. D’un côté, c’est une opportunité de porter la connaissance hors du cercle des convaincus. De l’autre, n’est-ce pas se plier à une grille de lecture où tout est réduit à des choix de consommation (ce qui est l’exact contraire de ce sur quoi se fonde notre engagement) ? Ces invitations exceptionnelles ne constituent-elles pas l’opportunité pour France Inter d’affirmer que la chaîne radiophonique nous ouvre sérieusement la parole publique ? Pourquoi la décroissance ne trouve-telle pas sa place au 7/9 ou bien même chez Daniel Mermet, reconnue comme un vrai projet de société ? Le 3 juin 2009, l’émission d’Isabelle Giordano a porté sur la décroissance. Figure de la presse pipole, l’animatrice s’est faite à une dizaine de reprises la porte-parole des masses laborieuses qui réclameraient plus de croissance. Sommes-nous contraints d’en passer par là ? »

Il ne nous appartient évidemment pas de répondre à la place des collaborateurs de La Décroissance aux questions qu’ils se posent. Au moins peut-on se féliciter qu’elles soient posées… en espérant qu’ils ne renonceront pas à poser des conditions à leur présence dans les médias dominants et à contester les médias dans ces médias.

Les sirènes médiatiques savent trouver, parfois, l’oreille des « dissidents ». L’attitude que ceux-ci doivent adopter envers ce que l’on peut tout aussi bien considérer comme une opportunité ou comme un piège, devrait être l’objet d’un débat clairement ouvert, à défaut d’être tranché. Ce que nous avons choisi pour notre compte n’est peut-être pas transposable à tous indistinctement. Mais la volonté de « faire passer un message » ne devrait pas conduire des contestataires – et particulièrement ceux qui contestent les médias dans leurs propres médias – à évacuer toute remise en cause des médias dominants quand ils y ont accès. Car cette remise en cause est elle aussi un « message » essentiel.

 
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Notes

[1« Mouvement idéologique […] radical, difficile à envisager pour les 7 millions de Français qui gagnent moins de 900 euros par mois », dans Métro du 25 novembre 2008.

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