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Affaire EADS : La presse se « concentre »

par Jean Pérès,

On peut se demander qui avait intérêt à réveiller l’affaire des initiés de E.A.D.S. [1]. On pourra même se le demander longtemps, puisque les hypothèses ne manquent pas. De quoi animer pendant un certain temps le microcosme politico-médiatico-financier. En revanche, l’attitude des médias à l’occasion de ce « scandale » prête moins à confusion. Au moment où il est question de liberté de la presse, notamment de la presse économique [2], ce retour sur une affaire, qui est loin d’être terminée, est édifiant.

« Délit d’initiés à EADS : le rapport qui accable les dirigeants et l’Etat », titre Le Figaro du 3 octobre 2007. Et plus loin « L’AMF [Autorité des Marchés Financiers] [3] accable les dirigeants d’EADS ». Et encore plus loin : « Les dirigeants d’EADS accusés de délit d’initié. Tout l’état major du groupe soupçonné. L’Etat connaissait la situation ». Cette titraille provenant d’un journal comme Le Figaro peut surprendre, non sur le fond de l’affaire puisqu’une instruction est en cours depuis presque un an (novembre 2006), mais parce que nous étions peu habitués à lire dans ses colonnes des textes sur les effets pervers du capitalisme financier.

Que reproche-t-on à ces dirigeants ? « Ce qu’on leur reprocherait : avoir détenu des informations privilégiées sur les déboires probables de l’A380 et vendu une partie de leurs titres avant qu’ils ne dévissent en Bourse » (Le Parisien , 4 octobre 2007) et réalisé ainsi des plus-values considérables (680 millions pour le groupe Lagardère, autant pour Daimler, 90 millions pour les autres). C’est cela le délit d’initié.

En plus de la principale information, une autre est intéressante dans la note de l’AMF : « Au départ , l’AMF avait débusqué près de 1200 initiés ayant vendu plus de 10 millions de titres EADS et empoché près de 90 millions d’euros de plus-values. Mais dans un souci de rapidité , l’autorité de marché a décidé de se concentrer sur les seuls hauts dirigeants d’EADS et d’Airbus et les actionnaires du premier, soit 21 personnes au total. » (Le Figaro du 3 octobre 2007)

Des médias pas très curieux

Aucun titre de presse, à notre connaissance, ne s’est penché sur cet étrange « souci de rapidité » de l’AMF. Il n’est pourtant pas si fréquent qu’un organe de justice mette délibérément de côté 1179 présumés délinquants « dans un souci de rapidité ». Dans ce cas d’espèce, le « souci de rapidité » suppose qu’il serait bien long d’interroger les 1200 présumés initiés avant d’arriver à des conclusions fermes.

Mais cette recherche que l’AMF n’a pas jugé opportun d’entreprendre, la presse aurait pu fort bien s’en emparer. N’est-ce pas son rôle, entre autres, que de mettre le nez là où d’autres peuvent avoir quelques raisons de se défausser ?

« De quelles informations disposaient-ils exactement ? » se demande Didier Porquery dans Libération (4 octobre) à propos de ces 1200 initiés. Bonne question à laquelle lui et son journal, comme l’ensemble de la presse, se sont bien gardés de donner une suite pratique. Cette presse, si prompte à se substituer à la Justice en d’autres occasions, pour traquer le pédophile, les émeutiers de banlieue, interroger l’usager exaspéré par une grève des transports, courir au Tchad enquêter sur des vols d’enfants, n’a pas bougé pour 1179 délinquants.

Pourquoi les journalistes, reporters, photographes, ne se sont-ils pas précipités aux portes des usines EADS, à la sortie des bureaux EADS, pour interroger les cadres « initiés » ? Ils auraient sans doute appris quelque chose. Non. Comme l’Autorité des Marchés Financiers s’était « concentrée » sur 21 personnes, alors eux aussi. L’Autorité, c’est l’autorité !

Même en ce qui concerne les 21, la presse ne s’est pas non plus beaucoup démenée ; sauf erreur, on ne relève qu’un article relatant des contacts téléphoniques, anonymes évidemment, avec quelques-uns de ces présumés délinquants : « les initiés présumés se confient : « Nous avons commis une faute » … Ils appartiennent à la liste des 21 hauts dirigeants et actionnaires établie par l’AMF » nous dit Le Figaro du 4 octobre, sans même publier la liste des 21.

Innocence et ignorance

Les principaux accusés, connus de tous, ne sont pas davantage inquiétés. Le bon sens journalistique voudrait que l’on cherche à se procurer quelque document ou quelque témoignage non anonyme qui corrobore le délit d’initié. Les nombreuses relations des journalistes économiques dans le monde des affaires qui est pour eux une source permanente et indispensable d’informations devraient être mobilisées dans ce seul but. Eh bien non, rien. D’audition en audition à l’Assemblée nationale et au Sénat, les acteurs de cette sinistre histoire proclament à tour de rôle leur ignorance en même temps que leur innocence.

Thierry Breton n’était pas au courant de l’achat des actions de Lagardère par la Caisse des Dépôts et Consignations, ni des retards de la production de l’A380 ; il l’a dit au Monde (4 octobre). Arnaud Lagardère, sur ce dernier point, ne savait rien non plus ; il l’a dit au journal dont il est propriétaire, le Journal du dimanche (14 octobre) convoqué dans son bureau pour la circonstance. Noël Forgeard, directeur de EADS à l’époque, n’en savait pas davantage ; il l’a dit au Figaro (24 octobre). Beaucoup de gens le savaient (Canard Enchaîné, 10 octobre), mais ils ne devaient pas être actionnaires. Quant aux actionnaires, ils ne savaient pas. Mais parmi eux, 1200 ont vendu leurs actions, quasiment en même temps, par hasard. Un heureux hasard car ils ont gagné beaucoup d’argent. Et aucune enquête n’est venue contredire ce concert d’innocence.

Pourquoi tant de timidité dans la presse financière ? Pourquoi ces journaux sont-ils si peu curieux. Leurs journalistes sont-ils si dociles ou sont-ils invités à la docilité ? Pourquoi se bornent-ils à suivre sagement au jour le jour les auditions des vedettes du monde des affaires au Sénat et à l’Assemblée Nationale pour en faire à peu près les mêmes commentaires ?

Faut-il invoquer seulement le manque de formation de journalistes qui n’ont pas été dressés à chasser ce genre de gibier ? Ou suffit-il de relever que les 1200 cadres et actionnaires d’EADS font partie du milieu dont dépend économiquement cette presse ? Car pour les journalistes économiques, les cadres et dirigeants des entreprises sont à la fois leurs lecteurs, leurs annonceurs, leurs informateurs, et pour certains d’entre eux, leur employeur [4]. Combien d’abonnements d’entreprises pour des journaux comme Les Echos, Le Figaro, La Tribune ou Le Monde ? Combien de lecteurs dans les classes « affaires » des avions et des TGV ? Combien d’annonceurs intéressés par ce lectorat fortuné et solvable ? Peut-on imaginer que des journalistes rémunérés par Dassault, Lagardère, Arnault, ou Bolloré, se dispensent eux-mêmes ou sont dispensés par leur rédaction en chef d’aller fouiner dans les grandes entreprises, surtout quand elles appartiennent à leurs patrons, pour traquer le dirigeant initié ? Pardon : présumé initié…

Jean Pérès

 
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Notes

[1Pour l’ensemble de l’affaire, lire François Ruffin : « Le scandale Airbus va-t-il devenir l’affaire Lagardère ? », Le Monde Diplomatique, novembre 2007.

[2Lire ici même, Grégory Rzepski « La première fortune de France rachète Les Echos ».

[3Qui contrôle la régularité des opérations financières et a le pouvoir d’enquêter et de sanctionner.

[4Sur cette question : Julien Duval « Le journalisme économique » in « Pour une analyse critique des médias », Edition du Croquant, 2007, pp.100-110.

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