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Affaire DSK (9) : combler le vide avec du rien ?

par Henri Maler, Julien Salingue,

Vendredi 1er juillet. L’affaire Dominique Strauss-Kahn connaît un nouveau « rebondissement » avec les « révélations » du New York Times et l’audience « surprise » de l’ancien directeur général du Fonds monétaire international. La frénésie journalistique qui s’était à peine calmée depuis le 6 juin reprend de plus belle, bordée par de pseudo-bilans autocritiques sur le traitement médiatique des semaines précédentes : nous y reviendrons.

Les informations vérifiables et vérifiées étant trop rares, l’importance de l’événement se mesure alors non à ce que l’on peut en dire, mais au fait que l’on en parle : « révélations » hypothétiques et supputations politiques et sondagières qui certifient… au conditionnel ; diffusions des rumeurs (et, parfois, des rumeurs sur des rumeurs) qui permettent de se faire gloire de les dissiper ; pseudo-enquêtes en marge prétendant éclairer ce que l’on ignore… Ce n’est pas parce que l’on n’a rien à dire qu’il ne faut rien écrire.

Le Journal du dimanche du 3 juillet propose un condensé du pire, inégalement distribué selon les titres :

Supputations aléatoires concernant un hypothétique retour

– Puisque ce que l’on a appris le 1er juillet ne suffisait pas à noircir du papier ou à remplir du temps d’antenne, le journalisme-fiction a pris le relais. Lepoint.fr résumait bien, le 4 juillet, la situation : « L’ex-patron du FMI n’a pas encore récupéré son passeport que les spéculations vont bon train. Quel genre de retour fera-t-il s’il est blanchi des accusations de viol et d’agression sexuelle dont il fait l’objet depuis sept semaines ? » Et rien de tel, pour alimenter les spéculations, qu’un sondage, tel que celui commandé par… Le Point : « D’après un sondage Ipsos/“Le Point”, une courte majorité de Français ne voit pas l’ex-patron du FMI revenir sur la scène politique ». Rappelons qu’à l’heure actuelle les poursuites contre Dominique Strauss-Kahn n’ont pas été abandonnées, que nul ne sait encore s’il sera ou non jugé, s’il sera ou non condamné, etc. Le sondage du Point est donc plus que… spéculatif. Interroger des Français sur ce qu’ils souhaitent en leur proposant en guise de menu des questions qui ne reposent que sur des hypothèses, faut le faire. Et ils le font.

 Le Nouvel Observateur y est lui aussi allé de son sondage, posant, à « un échantillon représentatif de 860 Français », la question suivante : « Compte tenu des derniers développements de l’affaire Dominique Strauss-Kahn et si aucune charge n’était retenue contre lui par la justice américaine, pensez-vous qu’il sera candidat à la primaire socialiste pour l’élection présidentielle de 2012 ? ». Une question prudente (« si… »), et un judicieux commentaire (« Encore faudrait-il qu’il le veuille ! »), qui n’empêchent pas Le Nouvel Obs de parler… au futur : « Reste que pour pouvoir repasser par la case primaire, une fois blanchi par la justice américaine, DSK devra ramer sec. Il a aujourd’hui, face à lui, une opinion sceptique sur ses chances de retour dans le jeu socialiste ». Mais pourquoi l’opinion est-elle « sceptique » ? « Ce doute s’explique en partie par le caractère non encore conclusif de la séance du vendredi 1er juillet devant le tribunal de New York », explique Le Nouvel Obs. Une question se pose alors : avait-on besoin d’un sondage pour savoir ce que tout le monde sait, c’est-à-dire que, pour l’instant, personne n’est sûr de rien ? Mystère…

 Sur Lexpress.fr, dans un article publié le 4 juillet (« avec AFP »), on apprend ceci : « Si tout le monde donne son avis en France sur son éventuel retour dans la course à la primaire, il n’est pas certain que le sujet soit celui qui préoccupe le plus l’intéressé pour le moment. Selon l’un des proches de DSK, Jean-Christophe Cambadelis, qui s’exprimait ce lundi matin sur France Culture, affirmant avoir eu son ami au téléphone : “Je n’ai pas reçu de message de DSK me demandant de parler pour rouvrir les dates de candidatures aux primaires”. Dominique Strauss-Kahn “veut simplement être lavé de l’injustice qui lui a été faite” ». D’où, sans doute, le titre de l’article :

Et le chapeau :

Puisque ni DSK ni ses proches ne posent la question, il fallait bien que L’Express, à l’instar de ses confrères, s’en charge.

– Mais c’est sans doute Sylvie Pierre-Brossolette, dans Le Point daté du 7 juillet, qui remporte la palme de la certitude… la plus hypothétique : « Si DSK a été injustement accusé, on en revient à la case départ. […] Si les Français passent l’éponge, ou même traitent DSK en héros victime d’une justice américaine féroce, le candidat de l’Elysée trouvera face à lui un camp mieux armé pour lui donner la réplique. Oui, le retour de DSK bouleverse la donne. Et pas seulement à gauche ». Sylvie Pierre-Brossolette disposerait-elle d’informations confidentielles ? Sans doute pas : elle se contente de rêver tout haut, entre deux consultations de sa boule de cristal.

Douteuses rumeurs au sujet de l’improbable complot

Aucun média n’a ouvertement affirmé que DSK avait été victime d’un « complot ». Mais peu d’entre eux ont réussi l’exploit de ne pas évoquer, d’une façon ou d’une autre, l’idée d’une conspiration contre l’ancien directeur général du Fonds monétaire international, rigoureusement attribuée à « certains »...

– Ainsi, dans son édition datée du 7 juillet, Le Point explique : « Depuis le 14 mai et l’arrestation de DSK, cette idée hante certains esprits, occupe les conversations de bistrot et se développe abondamment sur internet. Elle paraît vraisemblable à certains, dès lors que l’on se penche sur le calendrier électoral, quand on se remémore l’extrême méfiance du socialiste qui craignait, bien avant ses déboires, d’être mis sur écoute par Guéant, et quand on apprend que le chef de la police new-yorkaise a été décoré de la Légion d’honneur par Sarkozy lui-même en 2006. Des éléments qui, s’ils ne révèlent rien à eux seuls, suffisent à entretenir les thèses du complot ».

Pour répondre à « on » et à « certains », Le Point nous offre un exemple exemplaire du traitement allusif et dubitatif de la thèse du complot. Rien ne permet de le prouver… tant qu’il n’a pas été déjoué ou éventé. Mais rien ne permet vraiment de l’infirmer tant que la vérité n’est pas connue : la force relative de toute prétendue explication par un complot repose précisément sur l’existence de « zones d’ombre » tant que la vérité n’est pas connue. Et comme Le Point ne la connaît pas, il répond à ceux qui brodent par ses propres broderies. Mais si ça peut faire vendre…

Le Nouvel Observateur, dans son édition du 7 juillet, s’aventure lui aussi sur la piste de la conspiration. L’hebdomadaire s’interroge sur l’attitude du groupe Accor, propriétaire du Sofitel de New York, dont la direction aurait montré peu d’entrain à communiquer certains éléments requis par les avocats de DSK. Et l’on apprend (avec moult conditionnels) que Claude Guéant a été averti de l’arrestation de DSK par son directeur de cabinet, lui-même prévenu par le coordonnateur national du renseignement, qui l’aurait appris du directeur de la sécurité du groupe Accor, qui s’avère être l’« ex-patron de la brigade anti-gang ». D’où cette conclusion, elle aussi exemplaire : « Voilà encore du grain à moudre pour tous les complotistes ». Du grain à moudre fourni par Le Nouvel Obs, qui alimente les soupçons qu’il récuse en les diffusant… sans être en mesure de les réfuter. Du grain à moudre pour Le Nouvel Observateur, donc. Mais si ça peut faire vendre…

La thèse ou l’hypothèse d’un complot, aussi fragile soit-elle, ne relève pas, à proprement parler de la « théorie du complot », qui tente d’expliquer tout ou presque dans la vie et l’histoire des sociétés par l’existence de complots réels ou imaginaires. Mais qu’importe à nos imperturbables enquêteurs : le thème même de la « théorie du complot » alimente le « mystère » que l’on prétend percer, en amalgamant, sous cette appellation, des interrogations prudemment dubitatives et des assertions excessivement douteuses. Or brandir la « théorie du complot » (en général pour s’en démarquer) est devenu, depuis les événements du 1er juillet, un sport médiatique national. Quelques exemples : « DSK : retour de flamme pour la théorie du complot » (France-Soir, 2 juillet) ; « DSK : au PS, la théorie du complot ressuscite » (Lefigaro.fr, 4 juillet) ; « Affaire DSK : la théorie du complot séduit les clients du Sofitel de New York » (20minutes.fr, 2 juillet)...

Pseudo-enquêtes en marge

Mais comme le journalisme d’anticipation et les rumeurs sur une hypothétique conspiration ne suffisent pas à noircir les pages, ou les écrans, la presse écrite nous a offert son lot d’articles « exclusifs » et autres « enquêtes » qui permettent au lecteur de savoir absolument tout, sans pour autant être informé de quoi que ce soit.

– Dans son dossier de 20 pages (!) consacré à l’affaire DSK, Le Nouvel Observateur daté du 7 juillet nous propose ainsi un grand moment de bravoure journalistique. L’article est titré « Ce qui fait tenir Anne Sinclair ». Le chapeau annonce la couleur : « Depuis le 14 mai, elle soutient son mari sans faiblir et sans douter. Comment cette femme intelligente, riche et célèbre, accepte-t-elle les infidélités ? Enquête sur une épouse fusionnelle  ». On ne découvrira pas grand-chose à la lecture de l’« enquête », en tout cas pas grand-chose que l’on n’aurait déjà appris, par exemple, ici :

On ne saura pas, en tout cas, si l’on accepte plus facilement les infidélités lorsque l’on est stupide, pauvre et inconnue. Le Nouvel Obs, à l’image de Libération, céderait-il à la tentation people ? Voire... Extrait : « Lorsqu’elle est plongée dans la bataille, Anne Sinclair rayonne. Mais demain, le chagrin pourrait resurgir. Lors de son dernier passage à Paris, pour la naissance de sa petite-fille, elle s’est enfermée avec le nouveau-né. Puis a brutalement annulé ses rendez-vous et écourté on séjour : elle ne supportait plus les regards inquisiteurs ». Passionnant. Et plus loin : « Les paparazzi ont remarqué qu’elle avait ôté son alliance, “simplement parce qu’elle avait maigri”, assure un proche ». Subtil procédé stylistique, qui permet au Nouvel Obs de se démarquer des fouilleurs de poubelles (« les paparazzi ont remarqué »), tout en reprenant leurs informations.

– Dans son édition datée du 10 juillet, Le Monde publie un article au titre prometteur : « On ne réveille pas le président ».

Dès les premières lignes, le décor est planté : « Ces nuits-là restent toujours comme des moments étranges dans un quinquennat : quand, à l’heure où dorment les présidents, surgit un événement qui ne relève pas seulement du fait divers mais aussi de la diplomatie, voire de la politique. Comme ce soir d’août 1997 où Lady Di est morte sous un pont parisien, la nuit du samedi 14 au dimanche 15 mai restera gravée dans la chronique française ».

Pas sûr que l’article du Monde restera, lui, gravé dans quoi que ce soit, même s’il a probablement été très apprécié au Nouveau Détective : « Soucieux de laisser cette affaire empoisonner la seule gauche, l’Elysée s’est montré très discret sur la manière dont le chef de l’Etat a appris la nouvelle ». Voilà qui méritait bien une enquête approfondie et un « récit de ces heures cruciales dans l’entourage du président ».

Dans l’article lui-même, pas grand-chose à se mettre sous la dent, si ce n’est une description de la « chaîne » de transmission de l’information, qui confirme la thèse du… Nouvel Obs (voir plus haut). Arrive ensuite le moment, tant attendu, où l’on va savoir comment le chef de l’Etat lui-même a appris la nouvelle de l’arrestation de DSK : « Vers 2 heures du matin, alors que le New York Post et le New York Times “sortent” l’arrestation de DSK, confirmant les premiers tweets échangés trois heures plus tôt, Nicolas Sarkozy est, semble-t-il, réveillé et apprend la nouvelle à son tour. Et non pas, comme l’a dit d’abord l’Elysée, “le matin, à l’heure du petit-déjeuner”. » « Semble-t-il ». Tout ça pour ça.

Bref : tout ce que Le Monde sait, c’est qu’il ne sait pas grand-chose ; et nous savons désormais qu’il tenait à le faire savoir.

 Troisième et dernier exemple de ce journalisme d’exploration des bas-côtés et des arrière-cours : un article publié dans L’Express du 7 juillet sous un titre qui en dit long : « 2012 : comment il s’était préparé ». Où l’on découvre avec grand intérêt, sur pas moins de trois pages, des informations périmées. Extraits : « A Paris, son équipe a repéré des locaux. L’organigramme n’est pas définitif, mais Laurent Fabius s’impose déjà en directeur de campagne » ; « Sa plume, Guillaume Bachelay, et Gilles Finchelstein ont planché sur la déclaration de candidature, “nettement marqué à gauche” » ; « Sur le fond, il est clair : il vantera le modèle économique français, apportera des solutions face à la mondialisation, proposera de nouveaux rapports au sein de l’entreprise ». Etc.

S’agit-il de recycler des notes qui sommeillaient depuis le 15 mai, rendues inutilisables par les événements du Sofitel ? S’agit-il de pousser l’exercice de journalisme-fiction jusqu’à l’extrême, en relatant, souvent au futur, ce qui ne se produira pas ? Difficile de se prononcer. Et difficile de ne pas savourer ce passage des plus baroques, évoquant une rencontre entre Nicolas Hulot et DSK : « Hulot laisse alors entendre à son hôte que, s’il est désigné par les écologistes, il ne sera pas celui qui, comme Jean-Pierre Chevènement en 2002, fera perdre le candidat socialiste. Lui saura tirer les enseignements d’un risque d’élimination ». Grâce à L’Express, on aura donc appris qu’en cas d’hypothétiques « risques d’élimination », Nicolas Hulot, battu quelques jours plus tard à la primaire écologiste, n’aurait pas fait perdre DSK à une élection présidentielle à laquelle il n’est pas – ou pas encore… – candidat. Ce journalisme rétrospectif sur de faits désormais sans conséquences se veut sans doute un modèle de prise de distance avec le flux des événements qui serait l’apanage de la presse écrite... En attendant de savoir et de pouvoir informer sur l’actualité.

Informer ou spéculer ?

Nombre de journalistes en charge de « l’affaire » veulent ajuster à leur frénésie les lenteurs de la justice et de la police. Mais le temps d’une enquête judiciaire n’est pas le temps d’une enquête médiatique. Dès lors la moindre bribe d’information (hormis quelques fait avérés, comme les décisions et les actes du procureur, de la défense et de l’accusation) est immédiatement rendue publique sans vérification ni recoupement, ni croisement avec d’autres informations. Et pour cause : celles-ci ne sont pas encore disponibles. Cette précipitation a un coût. Cette frénésie n’est pas sans conséquences. Privés des moyens d’une enquête policière, les journalistes en sont réduits à des expédients.

Les Tintins du journalisme explorent… les colonnes des journaux, à l’affût de la moindre révélation. De quelles sources, en effet, disposaient et disposent les journalistes en France ? A de très rares exceptions près, des sources médiatiques états-uniennes, elles-mêmes tributaires de sources proches de l’enquête, du procureur ou de la défense. C’est ainsi que les tabloïds sont devenus une source d’informations, à commencer par le New York Post. Quand ce dernier accumule les informations invérifiables à charge contre DSK, des journalistes les reproduisent en les flanquant d’un conditionnel de précaution. Les prétendues informations viennent-elles à être soupçonnées en raison de la partialité tapageuse des « unes » contre DSK et des mensonges attribuées à la victime présumée ? Rien ne change : c’est à la même source que s’abreuvent certains journalistes, pour glaner des informations toujours protégées par le conditionnel.

Le présent piétine, le temps se prélasse : les jours passent et l’on attend. Mais le journalisme n’attend pas. Le journalisme d’anticipation l’emporte alors sur le journalisme d’attestation. Une journée sans « affaire DSK » est comme un jour sans tabac pour un fumeur invétéré. Les médias de flux – télé, radios, sites en temps réel – se gavent et nous gavent d’expédients. Interrompues par de rares informations effectives, les hypothèses coulent à flot.

Le journalisme de pronostic, en panne de récits d’événements effectifs, se complait alors dans les scénarios type « ce qui pourrait se passer » – déclinés, pour donner des gages de sérieux, en plusieurs variantes – qui tiennent lieu d’exposé et d’analyse de ce qui se passe. Scénarios de ce qui pourrait se passer à chaque audience, scénario de ce qui pourrait se passer au sein du Parti socialiste ou en vue de la présidentielle, sur l’issue de la procédure et le retour ou le retrait de DSK. Scénarios rédigés avec sondages à l’appui, bien sûr.

Evidemment, le traitement médiatique de « l’affaire » ne se réduit pas aux seuls exemples que nous avons rapportés et commentés ici. Quelques rares journalistes tentent de ne pas céder à la frénésie ambiante, et tous les titres de la presse écrite, imprimée ou en ligne, bien qu’ils soient engagés sur la même pente glissante, ne la dévalent pas à la même vitesse. Reste à savoir si certains arriveront à la remonter…

Julien Salingue et Henri Maler

 
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