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A propos des élections de 2002 : Sondages et principe de précaution

par Bernard Guibert,

A propos de l’utilisation des sondages lors de l’élection présidentielle de 2002, Bernard Guibert s’interroge dans cette tribune libre sur leurs effets pervers et sur l’éventualité de leur appliquer le principe de précaution [*].

Sondages et principe de précaution

Grâce à ma formation professionnelle [1], j’ai quelques lumières en statistique et en économie, compétences partagées avec quelques centaines de collègues. Mon travail dans le domaine de l’environnement m’a amené à réfléchir sur le principe de précaution, réflexion commune à des centaines de personnes, différentes des premières la plupart du temps. Par contre c’est avec des millions de citoyens que je suis pris d’un haut le cœur civique face aux effets pervers des sondages.

L’utilisation qui en a été faite me fait me demander si nous ne devons pas utiliser le principe de précaution. En effet les sondeurs étaient dans la même incertitude pour les résultats du premier tour des présidentielles que les écologistes vis-à-vis des changements du climat, de l’épidémie de la vache folle ou des effets à long terme des organismes génétiquement modifiés. Pour expliquer leur embarras les sondeurs parlent de volatilité de l’électorat. Dans tous les cas la statistique mathématique classique est prise en défaut puisqu’on ne peut pas raisonnablement calculer les probabilités d’occurrence des différents événements envisagés. On est donc en pleine incertitude radicale telles que l’a définie Keynes en 1921. On est bien donc dans le cas où il faut appliquer le principe de précaution.

Il y a quelque chose de nouveau dans l’élection du 21 avril.

Jusqu’alors en effet je protestais avec des airs entendus et condescendants avec les collègues contre le fait qu’on donnait un sens à des pourcentages alors que les fourchettes des erreurs étaient du même ordre de grandeur. Par exemple j’ai trouvé ridicule qu’on prétende donner une estimation, avec un chiffre après la virgule s’il vous plaît, du score d’Alain Lipietz autour de 3 % alors que c’est l’ordre de grandeur de la fourchette en question. Les statisticiens publics ricanaient de ces enquêtes bâclées par téléphone.

Les sondeurs se défendent en disant qu’il s’agit là d’une photographie qui ne préjuge pas des changements de comportements de dernière minute. Ils disent également qu’ils sont vrais en tendance mais pas pour les niveaux. Et pourtant ce sont ces derniers qui comptent. D’autre part on apprend qu’il y a des coefficients de redressement dont l’importance ne correspond pas aux souvenirs qui me restent de méthodologie statistique. Mais enfin, comme la médecine de Molière, on a pu changer tout cela.

Mais voilà, jusqu’à présent, après tout, même si les sondeurs se sont régulièrement trompés depuis 1995 comme le rappelle cruellement mais à juste titre le Canard enchaîné, s’ils n’étaient pas là, les journaux seraient bien embarrassés pour discuter des élections puisqu’il n’y a même pas de programmes ou bien ils sont tellement semblables que les différences ne peuvent même pas donner lieu à commentaires.

On est donc dans cette situation que décrit bien Jean Baudrillard d’un monde complètement virtuel où des commentaires savants de journalistes intoxiquent des sondeurs qui le leur rendent bien.

Le rire se fige néanmoins lorsque la comédie tourne à la tragédie.

Qu’est-ce que cela voudrait dire appliquer à des élections le principe de précaution ? On ne peut pas s’inspirer des abattages qu’on fait pour la maladie de la vache folle et suivre le général De Gaulle lorsqu’il considérait les Français comme des veaux ou Sloterdjik comme du bétail humain, ni invoquer les différentes métaphores qui vont de la peste jusqu’aux maladies infectieuses ou suivre le conseil de Bertolt Brecht de " dissoudre le peuple ". Faut-il interdire tout sondage ? Faut-il se contenter de revenir à la situation antérieure en interdisant leur publication un certain temps avant les élections ? Cela introduit une inégalité entre les citoyens. Il y a ceux qui ont les moyens de financer à titre privé des sondages. Il y a ceux qui vont consulter les sites Internet à l’étranger. D’autre part cela paraît contraire à la liberté d’information.

Un certain nombre de citoyens se réveillent bien tard et veulent intenter un procès aux instituts de sondage parce qu’ils découvrent ce que savent depuis toujours les statisticiens et que je rappelais plus haut : ils demandent que les instituts de sondage publient les fourchettes et les méthodes de redressement afin qu’ils n’abusent pas autant de la naïveté et de la crédulité de nos concitoyens. Je trouvais qu’ils n’allaient pas assez loin et je rêvais d’intenter un procès pour propagation de fausses nouvelles.

Mais s’agit-il de fausses nouvelles ? Une prévision par définition et par construction est toujours fausse. Donc publier des prévisions ne peut être assimilé à une tromperie délibérée.

Comme l’a expliqué un de mes collègues et amis, Marc Guillaume, dans son article dans Libération du samedi vingt-sept avril (Poker sondeur), il s’agit de " jeux stratégiques " et non pas d’un tirage au sort dans des urnes qui contiennent des boules de couleur. Ces boules ont le mauvais goût de changer de couleur au dernier moment en fonction de la couleur des boules que les sondeurs ont tirées. En d’autres termes au vu des sondages qui ont été publiés beaucoup d’électeurs se sont abstenus ou bien ont fait un vote qu’ils ont regretté une fois les résultats connus. Autrement dit si on voulait faire un sondage " scientifique " sur l’univers des opinions de nos concitoyens, il ne faudrait pas leur poser des questions sur leur futur comportement mais les interroger sur des hypothèses, des propositions " contrefactuelles ", comme disent les spécialistes des sciences cognitives ou de la philosophie analytique. Une proposition contrefactuelle, dans le langage ordinaire, c’est une proposition conditionnelle : " si..., alors.... "
La bonne question serait : " Monsieur, si les candidats étaient dans tel ordre (numérotés de 1 à 16) quel serait alors votre propre vote ? "

Le problème est passionnant pour les statisticiens. Le nombre de cas à considérer est égal à factorielle 16. Or c’est un nombre très grand : 21 mille milliards (20.922.789.888.000 exactement). On imagine le temps qu’il faudrait pour administrer un tel questionnaire. La durée de vie de l’univers n’y suffirait pas. Par rapport à un tel nombre d’éventualités au fond la totalité des électeurs (41 millions) est un sondage quantitativement insuffisant puisqu’il est au 2 millionième ! Vous me direz qu’en réalité il n’y a de véritables problèmes que pour les premiers du classement des 16 candidats. Comment savez-vous que ce seront les premiers ? D’après les sondages... Je croyais qu’ils étaient faux...

Il faut donc enlever aux statisticiens leurs jouets, les milliers de milliards de mondes imaginaires possibles pour en revenir à ces millions de pauvres êtres humains réels mais inconstants.

Cette mise en abîme des sondages n’a d’autre but pédagogique que de faire mesurer que les bienfaits de cette technique sont désormais historiquement épuisés : il a fallu un demi siècle. En effet la publication des sondages interagit avec les réponses sollicitées. Est-ce que le processus, comme dans les prophéties auto réalisatrices des crises financières, est condamné à exploser ? Ce n’est pas fatal. Comme dans les concours de beauté, auxquels fait allusion Keynes, où il s’agit de deviner, non pas quelle est la femme qui est la plus belle, mais celle qui sera élue comme telle, moyennant un certain nombre de précautions qui sont étudiées par les sciences cognitives, le processus peut converger.
Mais cette fantaisie numérique montre que le modèle implicite des sondeurs n’est pas très flatteur pour la nature humaine et même un peu méprisant : à force de les traiter comme des boules muettes dans des urnes les citoyens se vengent : ils vont manifester dans la rue. Cela va encore fausser les sondages. Dans quel sens ? L’expérience montre que la rue fait peur aux électeurs. Mais ils prouvent le mouvement en marchant (sic !) en échappant ainsi à ceux qui prétendent rendre définitivement compte de leurs opinions comme si elles étaient fixées, une fois pour toutes, dans leur patrimoine génétique ou dans le pigment d’une boule de billard. Cela est congruent avec la représentation implicite qui est véhiculée par l’idéologie libérale sur le modèle du " marché électoral " : les individus ont un système de préférences fixé une fois pour toute. On peut alors se comporter avec eux comme le faisait le moine Mandel et faire des statistiques sur les opinions politiques comme si c’était des petits pois lisses ou des petits pois ridés. Et on a ce dispositif d’une interrogation à sens unique qui ressemble aux interrogatoires des commissariats de police : " C’est moi qui pose les question ici ! ". Ici c’est la théorie des jeux qui est instructive. Elle nous apprend en effet, à travers la fable du dilemme du prisonnier, que la coopération qui présuppose la communication et la confiance est un " jeu à somme positive ".

Mais si on en revient au point de vue d’Aristote qui faisait de l’homme un animal politique et doué de parole, l’un allant avec l’autre et réciproquement, alors il faut admettre que les citoyens n’ont pas des préférences mais des croyances et des opinions et qu’ils peuvent les réviser en discutant avec leurs semblables, bref par la délibération.

Des techniques se sont développées qui combinent les sondages et les délibérations pour permettre de dégager de manière plus raffinée et plus précise que les sondages d’opinion traditionnels ce que pense vraiment l’opinion publique : il s’agit des conférences de consensus qu’on utilise en particulier dans le domaine de l’environnement. L’expérience, par exemple celle de la conférence de consensus sur le changement climatique de février dernier, montre que les citoyens finissent par s’accorder sur un jugement commun grâce à des délibérations bien menées. Grâce à ces techniques on échappe à l’explosion combinatoire et on peut pronostiquer les résultats d’un concours de beauté pour faire référence à nouveau aux réflexions de Keynes sur l’instabilité des spéculations financières, instabilité qui peut être formellement transposée à celle des spéculations politiques. On pourrait donc imaginer que le service public de la télévision diffuse les délibérations et les conclusions de conférences de citoyens qui seraient tirés au sort selon des méthodes statistiques rigoureuses par des instituts de sondage. Comme en théorie des jeux tout le monde s’y retrouverait : la télévision qui donnerait des spectacles plus excitants que de mornes professions de foi à sens unique et soporifiques ; les instituts de sondage qui pourraient exercer leur métier sans échouer piteusement et sans avoir honte de faire leur boulot ; enfin la société civile qui recevrait l’information de qualité qu’elle est en droit d’attendre du service public pour exercer son devoir civique.

 
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Notes

[*Les articles présentés comme des tribunes n’engagent pas nécessairement la responsabilité d’Acrimed

[1Je suis administrateur de l’INSEE. Mais, suivant la formule consacrée, mes propos n’engagent évidemment pas ici cette institution.

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